Haute-Ville, Basse-Ville
Depuis l'annonce de ses fiançailles, il était plutôt charmant avec son professeur. Il y eut une autre question, celle-là d'un étudiant conservateur:
— En quoi la publication d'un article de journal peut-elle être irrespectueuse pour l'Assemblée? Cela ressemble à un effort pour museler l'opposition. On a même changé la loi, afin d'allonger la peine de prison prévue, pour l'appliquer à ce journaliste.
— Vous allez peut-être penser que je défends un parti, commença Renaud avec un sourire entendu, mais il n'est pas impossible de trouver irrespectueux un article affirmant que le chef du parti majoritaire à l'Assemblée, et les membres du Cabinet issus de ce même parti, ont empêché la mise en accusation des coupables d'un meurtre crapuleux.
En disant cela, le professeur regardait ses cinq jeunes libéraux. Les jeunes gens ne lui semblaient pas particulièrement inquiets. Ils ne devaient rien avoir à se reprocher; penser le contraire était ridicule. Renaud mentait un peu afin de voir leurs réactions. En vérité, les arguments juridiques de l'Assemblée se montraient fort douteux et, vraiment, son initiative ressemblait assez à une tentative d'intimider l'opposition. En vertu de l'amendement adopté par la majorité libérale, le journaliste risquait de se trouver emprisonné pendant toute la prochaine campagne électorale fédérale. Cela devait être le véritable objectif visé.
Le lendemain, les fauteuils réservés aux spectateurs à l'Assemblée législative se trouvaient tous occupés. Les journalistes utilisaient la plupart d'entre eux. Renaud avait dû en appeler au ministre Antoine Trudel pour en obtenir un. Celui-ci demeurait souriant quand il le croisait dans les corridors de l'hôtel du Parlement. Les projets conjugaux de son fils lui faisaient oublier le sort de sa fille. Puis, d'homme à homme, pouvait-il en vouloir à Renaud de s'être entiché lui aussi de la charmante Helen? «Ah ! Moi aussi, si j'avais vingt ans de moins...», se disait-il parfois.
Au grand dam du professeur, le hasard le plaça de nouveau juste à côté de Thomas Lavigerie.
— Je suis surpris que l'on vous ait laissé entrer, fit-il. Vous êtes comme le loup dans la bergerie.
— Vous me flattez. Je suis plutôt le mouton au milieu de la meute, rétorqua son voisin en riant. Le chef de l'opposition bénéficie de quelques sièges réservés pour tous les événements importants. Il a accepté de m'en accorder un. Je tenais à voir cette procédure de près.
— Que voulez-vous dire ? Votre tour s'en vient?
—J'ai dit la même chose que Robert Jones.
— Alors, pourquoi lui et pas vous? Je me demande si une seule personne de Québec a déjà mis la main sur un exemplaire de son journal. Il ne doit pas être très dangereux.
Aux yeux du professeur, la poursuite ne faisait qu'attirer l'attention sur un texte qui, autrement, serait vite tombé dans l'oubli.
— D'abord, son article risque d'être repris au Canada anglais. Cette menace doit déplaire à Descôteaux. Ensuite, son journal n'est pas une publication ordinaire.
— Comment cela ?
— Vous connaissez les journaux de chantage ?
À l'air intrigué de Renaud, il continua :
— The Spike publie seulement quelques dizaines d'exemplaires, au mieux quelques centaines. Robert Jones tire son argent des « dons » que des lecteurs lui envoient pour se faire oublier. Ces oboles préviennent la publication de nouvelles plus explicites, en fait.
— Je ne comprends pas du tout, fit Renaud.
— Imaginons quelque chose d'impossible. Descôteaux à une maîtresse et il mange avec elle dans un restaurant de Montréal. Notre journaliste pourrait publier un entrefilet disant : «Le premier ministre a été vu en excellente compagnie, à tel endroit, à telle heure, tel jour.» Il envoie son papier à Descôteaux, qui répond par un petit don afin d'orienter le contenu de la prochaine édition. Dans celle-ci on apprendra que cette «excellente compagnie» était le président de la Shawinigan Power.
Le professeur écarquilla les yeux de surprise.
— Et cela fonctionne ?
— Sans doute, puisqu'il est encore en affaires, avec un tout petit tirage et presque pas de publicité.
— Il aurait voulu faire cela avec l'affaire Blanche Girard ?
— Peut-être. A qui s'adressait vraiment l'offre de cinq mille dollars? A un témoin mystérieux, ou à Descôteaux?
Weitere Kostenlose Bücher