Haute-Ville, Basse-Ville
s'inquiétait pas du tout du grand blessé qui ronflait dans la pièce à côté.
Ils passèrent la soirée à discuter de choses et d'autres. Il essayait de ne rien dire qui lui fasse penser au Chat et elle essayait désespérément de ne pas y penser. Il y eut juste un certain flottement à l'heure du coucher. Il proposa de s'installer sur la causeuse, elle riposta en disant que ce serait elle. Lara imposa son point de vue en menaçant de le frapper sur sa blessure. Finalement, après une heure à essayer de trouver une position confortable tout en disant tous les gros mots de son répertoire, la jeune femme abandonna la partie et vint s'étendre près de lui. Se faisant toute petite sur un bord du lit, elle soupçonnait toutefois qu'un coup de canon ne l'aurait pas réveillé. Le somnifère le plongeait dans un état d'hébétude.
Dormir à côté d'un homme lui parut très curieux. Cela ne lui était jamais arrivé.
Renaud se trouvait dans un petit pub appelé le Russell, a Londres. Il aimait venir manger là le midi, non pas que la nourriture y fut tellement bonne - elle ne l'était nulle part dans ce pays -, mais les murs en chêne, les décorations en laiton, les poignées des pompes à bière en porcelaine bleue, les banquettes bien rembourrées, tout cela lui plaisait. Comme l'endroit se trouvait à deux pas du British Muséum, il y côtoyait quantité d'intellectuels en veste de tweed. Parfois, il liait de longues conversations avec eux.
De sa banquette près d'une fenêtre, il vit entrer un ouvrier, casquette sur la tête, vareuse sur le dos. Ce n'était pas la clientèle recherchée par la maison, aussi les prix demeuraient juste assez hauts pour éloigner les travailleurs. Celui-là acheta pourtant une pinte de lager et vint vers la table de Renaud. Il s'assit devant lui en disant :
— Heureux de vous voir, lieutenant.
Renaud s'assit en criant. A côté de lui, Lara sursauta. Grâce à la lumière blanche venue de la fenêtre, elle vit son visage effrayé. Elle alluma une petite lampe près du lit, se tourna vers lui :
— Qu'est-ce qui ne va pas ? C'est la blessure ?
Renaud la regardait sans la voir vraiment. Il lui fallut un moment avant de reprendre vraiment conscience.
— Je... j'ai fait un mauvais rêve.
Elle le poussa en mettant ses deux mains sur ses épaules, pour l'allonger de nouveau. Elle déboutonna son pyjama, passa un doigt léger sur le pansement. Il n'y avait pas de sang.
— Tu as rêvé d'Ovide Germain ? demanda-t-elle.
Elle rêvait souvent de lui, et s'éveillait alors en sursaut, le visage couvert de sueur.
— Non. Je rêvais à... à quelqu'un que j'ai connu à la guerre.
Lara s'était assise le dos vers le pied du lit, pour lui faire face. Elle réussit à remonter les couvertures sur lui, puis prononça d'une voix très douce :
— Cela ne devait pas être un ami, à en juger par ta réaction.
— Un homme sous mes ordres. Ce n'était pas un ami, les officiers n'avaient pas d'amis parmi les hommes de la troupe.
Il y eut un long silence, puis il ajouta :
— Je l'ai tué.
Ce souvenir affreux le hantait toujours. Lara se tassa juste un peu pour qu'il sente la chaleur de sa jambe contre lui. Elle se retrouva avec un pied sous son bras. Elle prit sa main gauche dans les siennes et demanda :
— Tu veux en parler ?
Il laissa échapper un long soupir et commença après un moment, d'une voix tremblotante :
— C'était un gentil garçon, l'ami de tout le monde...
Il raconta l'attaque tout à fait inutile, menée en tramant Timmy derrière lui. Ce genre de situation se répétait assez fréquemment: les soldats se trouvaient tellement terrorisés qu'ils refusaient d'avancer, préférant courir le risque d'être fusillé pour insubordination. Les médecins évoquaient le shell shock - le traumatisme causé par les explosions des obus. Renaud enchaîna en parlant de la blessure de Timmy, de ses hurlements, de ses amis prêts à se faire tuer l'un après l'autre pour l'aider. Il pleurait quand il lui expliqua que, finalement, pour mettre fin au massacre, il l'avait lui-même tué.
— Il n'avait aucune chance, tu sais, et il souffrait atrocement.
La justification venait d'un homme désespéré d'obtenir un pardon.
Lara comprenait. Elle avait suffisamment lu sur cette guerre, notamment Les Croix de bois, pour pouvoir se faire une idée de l'horreur. Renaud lui expliqua aussi combien ses hommes le
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