Haute-Ville, Basse-Ville
de plus en plus assuré.
Le policier se méfiait des témoins possédant toutes les réponses. Il insista :
— On aurait pu faire des chèques à débiter sur votre compte. Des blancs de votre succursale bancaire, ce n'est pas difficile à trouver.
— C'est vrai, mon fils a été négligent, lieutenant Gagnon, intervint son père. Hier, je lui ai dit de régler cette question, et je lui ai conseillé de changer son numéro de compte. Mais vous savez, les risques sont minces: personne n'accepte de chèque sans vérifier l'identité de celui qui le lui présente. De toute façon, il n'est rien arrivé de fâcheux.
— Vous aviez averti quelqu'un de la disparition du livret ? demanda encore Gagnon.
Même s'il avait questionné le fils, le père répondit encore:
— Evidemment, il m'avait parlé de ça au début de la semaine, quand je suis revenu de Charlevoix.
Etait-ce vrai ? En tout cas, l'assurance et la position sociale du père séduiraient n'importe quel jury. Quant au fils, aurait-il été plus facile à ébranler dans un interrogatoire serré? Lui aussi était avocat, ou à tout le moins il étudiait pour le devenir et il était le fils d'un procureur dont les plaidoyers étaient au programme d'étude des facultés de droit. Ces gens-là se révélaient difficiles à convaincre d'un crime, à moins d'avoir été pris sur le fait. Et encore, il leur restait le loisir de plaider la folie passagère, avec tous les psychiatres amis de la famille prêts à témoigner pour la défense.
— Où étiez-vous, dans l'après-midi et la soirée du 3 juillet? demanda encore Gagnon.
Henri Trudel prit quelques secondes pour se rappeler, puisqu'il y avait plusieurs jours de cela.
— Je suis demeuré ici avec des amis pendant une bonne partie de l'après-midi, puis nous sommes sortis en ville avant d'aller à une maison que je possède à Château-Richer.
— Vous avez votre propre maison ? Vous n'habitez donc pas ici ?
— Henri l'a achetée pour inviter ses amis étudiants, intervint encore son père. Cela nous évite d'avoir à endurer leur vacarme quand ils veulent faire la fête. Il y va souvent, mais c'est ici sa résidence.
— Vous êtes sortis en ville, dites-vous. A quelle heure exactement, et où ?
— De trois à six heures, environ. J'aimerais mieux ne pas dire où.
Le politicien se déplaça sur sa chaise, toussa avant de s'écrier d'une voix sévère :
— Henri, tu n'as pas vraiment le choix : où étiez-vous ?
— Au Chat.
Cela ne méritait pas d'explications supplémentaires, les policiers connaissaient bien l'endroit. Le père prit son air le plus misérable : quelle humiliation son fils ne lui imposait-il pas, devant des étrangers ! Il lança au policier un regard signifiant quelque chose comme «Il faut bien que jeunesse se passe ».
— Vous avez des témoins, je suppose ? continua Gagnon.
— Mes amis, bien sûr. Nous sommes restés ensemble la journée de samedi. Nous sommes allés à Château-Richer pour y passer toute la nuit et la majeure partie de la journée de dimanche.
— Le nom de vos amis ?
— Je ne sais pas... murmura le jeune homme.
Il paraissait honteux, sur le point de rougir.
— Nomme-les ! tonna le père. La police doit déjà connaître les ivrognes que tu fréquentes.
Les richards de la ville occupaient en effet une bonne place dans les conversations un peu admiratives et jalouses des policiers. Il fallait couvrir leurs frasques : soûleries, bagarres, désordres sur la voie publique, conduite dangereuse, déprédations diverses. Jamais rien de vraiment grave, juste les mauvais coups de garnements disposant du temps et des moyens de s'amuser. Les parents s'empressaient toujours de rembourser tous les dégâts, ajoutant au coût de ceux-ci une bonne somme pour bien disposer les victimes. Celles-ci finissaient généralement par retirer les plaintes, face à ces parents généreux et surtout si «haut placés». Ainsi, aucune poursuite ne s'ensuivait, ni pour des dommages et intérêts, ni devant la cour criminelle. Les choses étaient ainsi depuis toujours, et elles le resteraient.
— Jean-Jacques Marceau, Jacques Saint-Amant, Romuald Lafrance, Michel Bégin, William Fitzpatrick, énuméra bientôt le jeune homme.
Six. Ils étaient six à être allés au bordel, à avoir continué la fête à Château-Richer. Parmi eux se trouvaient des fils de
Weitere Kostenlose Bücher