Haute-Ville, Basse-Ville
chaloupe, mis le corps dedans, et j'ai ramé vers le parc. Bégin a pris ma voiture pour aller m'attendre près de l'embouchure de la rivière.
— Et pourquoi n'est-il pas allé dans la chaloupe ? A t'entendre, il est bien plus coupable que toi ! Tu dormais !
— Il avait peur de la morte. Il se mettait à brailler au moment de s'en approcher. Il aurait tout fait échouer.
L'homme secouait la tête, découragé par ce gâchis. Il insista :
— Mais sûrement, quelqu'un t'a vu, sur la rivière.
— Oh ! J'ai croisé une bonne douzaine d'embarcations, des pêcheurs au fanal. Comme il y en avait un aussi dans la chaloupe, je l'ai allumé et mis devant, très près des flots. Il ne pouvait éclairer mon visage. J'avais l'air d'un pêcheur parmi les autres, désireux d'aller s'ancrer près du fleuve, là où il y a des éperlans. Le corps n'était pas visible, nous l'avions mis au fond de l'embarcation, avec une toile sombre par-dessus.
— Pourquoi ne pas l'avoir lesté et jeté à l'eau? Il n'aurait sans doute jamais été découvert.
— C'est ce que je voulais faire, mais Bégin avait oublié d'amener la corde et le bloc de ciment que je lui avais demandés. Il aurait fallu se reprendre une autre nuit, et multiplier ainsi les risques d'être découverts. Nous étions pressés de nous débarrasser d'elle.
Revivant en pensée les événements, Henri parlait d'une voix blanche, hésitante.
— Vous auriez pu aller la déposer dans les forêts du lac Beauport, ou du mont Sainte-Anne. Pourquoi dans ce parc ? insista le père.
— C'était mon idée. Il y a deux ans une femme a été tuée dans ce bosquet, et il avait fallu longtemps pour la découvrir. Mais, surtout, il circule tellement de monde dans ce parc, les suspects se compteraient par centaines. Si on la découvrait tout de suite, comme le corps n'avait pas encore commencé à se détériorer, on allait croire que le crime avait été commis cette nuit-là. Alors, même si quelqu'un nous avait vus avec elle samedi, cela aurait paru s'être produit bien avant le meurtre. Tellement de vagabonds passent dans ces parages, des inconnus à l'air louche...
— Pourquoi le corps n'avait-il pas encore commencé à se décomposer ? Quand tu l'as déplacé, il devait empester.
— Ils avaient mis la fille dans le caveau à légumes. C'est là qu'elle est morte. La température y est très basse, à cause de la glace.
Antoine Trudel essayait de se figurer les événements. Le viol d'abord, tellement violent que la fille était morte. Puis son fils, la nuit, sorti secrètement disposer du cadavre. Il avait volé une embarcation, joué au pêcheur pendant une bonne heure peut-être, touché terre dans le parc pour déposer le corps. Ensuite, il était allé accoster plus bas, afin que Bégin puisse le ramener en ville. C'était là son fils ? Oui, bien sûr. Lui aussi, dans ces circonstances, aurait eu cette audace, plutôt que de risquer de se voir impliqué dans une affaire de ce genre. L'autre solution aurait été d'aller à la police, afin de dénoncer les autres. Avec de la chance, il aurait pu se faire acquitter en convainquant le jury qu'il était bel et bien drogué, inconscient. Au pire, il aurait écopé d'un bref emprisonnement.
Mais cela aurait été la fin de toutes ses ambitions, de celles de ses frères et de sa sœur. Antoine Trudel n'aurait eu d'autre choix que de démissionner. Au siècle dernier, John A. Macdonald, au fédéral, et Honoré Mercier, au provincial, avaient perdu le pouvoir pour des histoires de pots-de-vin. Pourtant, ces pratiques étaient bien inscrites dans les mœurs politiques du pays. Dans le cas d'une histoire de viol et de meurtre, on ne pouvait même pas imaginer jusqu'où serait allée la débandade des élites politiques.
Antoine Trudel croyait son fils - il voulait absolument le croire - quand il disait n'avoir participé ni au viol ni au meurtre. Après coup, il avait adopté la seule attitude raisonnable : pourquoi tout risquer pour le seul plaisir de livrer ces pervers à la justice? Toutefois, si ceux-ci finissaient par être découverts, il serait maintenant accusé de complicité après le meurtre et d'entrave à la justice. Jamais la police ne devait trouver les coupables.
Une larme coulait lentement sur la joue de madame veuve Jules Marceau.
— Quelle affreuse histoire, ce meurtre...
Elle posa l'édition du Soleil sur la table. Comme son
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