Haute-Ville, Basse-Ville
succès, mais il découvrit le chapeau de Germain, un borsalino noir. L'homme le mit sur sa tête le temps de remonter jusque sur le pont, puis le jeta dans la cabine du camion Ford.
Aucun véhicule n'était passé pendant leur affrontement. Rien pour l'étonner, à cette heure et en cette saison. Le moteur du camion tournait toujours. Il embraya en première, appuya sur l'accélérateur et braqua les roues vers la droite dès que le pont fut bien dégagé. Les roues mordirent la neige juste assez pour envoyer le véhicule dans le fossé. Il éteignit les phares puis regagna son automobile. Trempé jusqu'aux os, sa poitrine lui faisait terriblement mal. La pneumonie devenait une menace, car sa merveilleuse petite décapotable, même avec la capote bien fixée, se révélait beaucoup plus froide que son réfrigérateur. Pourtant il continua jusqu'à Québec, au-delà des rivières la Pérade et Donnacona, traversant plusieurs villages. À son arrivée dans la ville, une neige lourde et humide tombait du ciel. L'homme stationna sa voiture dans son garage de location, puis alla s'étendre dans un bain brûlant.
Les yeux clos, enfin réchauffé, il réfléchit longuement. Aucun remords ne l'effleurait quant au sort d'Ovide Germain. Le sauver aurait été si facile. D'un autre côté, l'air de Québec devenait plus sain, tout d'un coup. Surtout, pourquoi avait-il été prêt à se faire tuer pour protéger Virginie ? Ce dévouement l'étonnait lui-même.
Au cours des semaines à venir, personne, pas même ses frères, ne s'inquiéterait de ne pas voir le proxénète revenir. La découverte de son camion ferait penser à un règlement de compte. Ce petit criminel trempait dans un si grand nombre d'affaires dangereuses... En mai, quand un corps atterrirait près de Rivière-du-Loup, personne ne penserait à lui.
Lafrance,
Je sais que c'est toi. Il faut que nous nous parlions en privé.
Marceau
La lettre avait été déposée chez les Lafrance dans l'après midi du vendredi.
Marceau l'avait vu près du puits, en train de se laver, cette nuit-là. Au moment de retourner seul dans la grotte, vers trois heures du matin, Lafrance avait pris la précaution d'y laisser tous ses vêtements. La fraîcheur de la nuit sur sa peau nue l'avait excité. Le garçon n'avait pas l'intention de la tuer. Il désirait juste s'amuser un peu. Elle était là, à sa disposition. Les choses s'étaient produites toutes seules, comme dans une étrange ivresse. Le déroulement exact des événements se dérobait à sa mémoire.
Le lendemain, Romuald Lafrance avait été aussi surpris que les autres à la vue de la mare de sang, de la bouteille enfoncée dans le sexe. Il se souvenait pourtant très bien des longues minutes passées à faire disparaître toute trace rouge de son corps. Marceau était alors appuyé à un mur de la maison, pour le regarder. Cette présence ne l'avait pas vraiment inquiété, à ce moment. Il s'était simplement dit :
« Le pédé se rince l'œil. »
Les jours suivants, aucun remords ne l'avait assailli. Les curés racontaient de telles sottises ! Toutefois, la peur de se faire prendre le tenaillait. Des nuits complètes, il imaginait la corde autour de son cou. Selon ses lectures, ou les récits d'avocats familiers avec les exécutions, on ne souffrait habituellement pas. Un craquement sec des vertèbres, c'était tout. Parfois, le bourreau faisait mal son travail. Alors, le condamné s'étranglait lentement au bout de la corde. Cela pouvait prendre plus de cinq minutes, parfois dix. Lafrance se voyait avec délice devenir le bourreau de la province. L'idée de participer à la représentation en assumant l'autre rôle ne lui plaisait pas du tout. La peur oui, il connaissait; les remords, non.
Parfois, il regardait les souliers et les bas de Blanche, conservés dans sa chambre. Les mettre sous une vieille couverture dans le coffre de l'auto de Fitzpatrick avait été facile. Il avait eu beaucoup plus de mal à les récupérer discrètement.
Marceau ravivait toutes ses peurs. N'avait-il pas évoqué le suicide du coupable, après des aveux? Cette pédale pouvait en rêver. Tous pouvaient en rêver ! Il profita d'un moment de solitude pour téléphoner à Marceau, à la fin de l'après-midi. Il échangea des banalités avec la mère de son camarade - elle le trouvait charmant - avant de parler à son fils.
— Qu'est-ce que c'est que cette lettre stupide que tu viens de m'envoyer?
— Je t'ai vu
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