Haute-Ville, Basse-Ville
continue de savoir, sans jamais savoir vraiment.
Il sentit monter en lui une légère nausée. Il se leva de table après des excuses murmurées. Elle lui saisit la main au passage, embrassa les doigts fins et demanda :
— Il n'y a rien, n'est-ce pas ? Tu parais si triste depuis quelques jours.
La question contenait la réponse.
— Il n'y a rien. Ce doit être la chaleur.
— Essaie de voir tes amis, de te changer les idées, de profiter un peu de l'été.
Elle le laissa reprendre sa main. Il hâta le pas vers sa chambre, se sentit un peu mieux après avoir fermé la porte et mis le verrou. Sur la commode, il y avait le borsalino noir. Lafrance et Fitzpatrick l'avaient récupéré dans les toilettes, juste après la bagarre.
Comment cela avait-il pu arriver ?
Renaud Daigle descendit la rue de la Fabrique puis il suivit la rue Saint-Jean jusqu'à la porte. De là, une longue côte permettait d'atteindre la rue de la Couronne, dans la Basse-Ville. Au passage, il apprécia le nouvel édifice du journal Le Soleil, dont la taille à elle seule témoignait du soutien du parti au pouvoir, car avec deux autres quotidiens francophones qui lui disputaient le marché de la région, le tirage et le volume des annonces devaient être bien petits. Un peu plus loin, il croisa l'intersection de la rue Desfossés puis, tout de suite après la rue Saint-Joseph, l'artère commerciale. Il décida de remonter celle-ci vers l'est tout en faisant du lèche-vitrines. Il lui faudrait bien s'acheter un peu de mobilier, à moins de trouver un meublé.
Il réussit très bien à perdre son temps. Il était plus de dix heures au moment où il atteignit la gare. Le badaud revint sur ses pas à un rythme plus rapide, poussa jusqu'à la rue Dorchester et descendit celle-ci vers le nord. Un peu machinalement, animé par une curiosité malsaine, il se dirigeait vers le parc Victoria.
Chemin faisant, il s'interrogea sur
l'étrange fascination que cette affaire exerçait sur lui. Il se trouvait tout à fait normal, c'est-à-dire pas du tout susceptible de violer et de tuer une jeune femme, mais il avait pourtant lu tous les articles sur Blanche Girard avant de regarder les autres informations. Pourquoi céder à cette curiosité ?
Savoir qu'un homme puisse enlever, violer et tuer une jeune fille l'ébranlait, comme cela devait troubler tous ses contemporains. Comment ne pas se demander «Pourrais-je en arriver là?» Evidemment, on répond toujours «non» à cette question. Celui qui avait tué Blanche avait sans doute déjà conclu la même chose, lui aussi. Il devait maintenant se dire «Comment cela a-t-il bien pu se produire?» Renaud Daigle secoua la tête en arrivant au parc Victoria. «Foutue ville, se dit-il en souriant. Voilà une journée que je suis ici et je me questionne déjà sur le bien et le mal. »
Il se souvenait d'être venu assez souvent dans ce parc, avant son départ pour l'Europe. Comme tous les adolescents de la Haute-Ville, il avait préféré faire ses mauvais coups dans la Basse-Ville. En réalité, ses frasques demeuraient bien innocentes. Pourtant, si ses professeurs avaient su qu'il venait lire ici Victor Hugo et Emile Zola, en cachette, il aurait risqué d'être mis à la porte du Séminaire de Québec. La rivière Saint-Charles faisait presque une boucle et le parc présentait la forme d'un grand ovale auquel on pouvait avoir accès par une étroite bande de terre, ou deux petits ponts. Plus tard, on percerait cet isthme et assécherait la grande boucle formée par la rivière.
Renaud reconnut tout de suite Alcide Gauthier, le gardien traînait sa patte folle dans le parc depuis 1910. Tout au plus semblait-il un peu plus lent maintenant, mais pas vraiment plus vieux. Sa peau brûlée par le soleil le faisait déjà paraître sans âge quinze ans plus tôt.
— Bonjour, monsieur Gauthier, fit-il en se dirigeant vers le vieillard pour lui serrer la main.
Le gardien avait une poigne que des hommes de trente ans plus jeunes auraient pu lui envier. Il plissa les yeux, examinant soigneusement le nouveau venu. Puis son visage s'illumina d'un sourire.
— Le jeune qui venait lire de gros livres sous les arbres. Daigle, c'est ça ? Tu... vous êtes parti pour l'Angleterre avant la guerre.
Gauthier l'avait tutoyé gamin, mais le «vous» s'imposait avec ce «monsieur».
— Je viens juste de revenir. De votre côté, vous êtes devenu une célébrité
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