Haute-Ville, Basse-Ville

qui, jeunes et belles, portaient une robe de crêpe et présentaient des jambes droites.
    Renaud Daigle ne s'aperçut pas de l'intérêt soulevé chez son voisin. Il eut un moment envie de se risquer dans une valse avec l'une des jeunes femmes présentes en ces lieux. Cependant, une partie de la clientèle dans la salle s'exprimait trop fort dans un anglais tramant. Que ces Américains ne reconnussent, comme seul attrait à Québec, que l'alcool y fût en vente libre n'en faisait pas des voisins agréables. Plutôt éviter de se trouver sur la piste de danse parmi des «Jerry» et des «Gladys» s'interpellant à tue-tête. Le curieux ajourna le moment de se dégourdir les jambes et choisit d'aller prendre un apéritif dans le bar aux boiseries sombres, en attendant l'heure du souper.
    Marceau le regarda sortir, pour voir entrer Michel Bégin au même moment. Ils convinrent tous les deux de prendre une tasse de thé à une table placée un peu à l'écart des autres. En traversant la piste de danse pour s'y rendre, le jeune homme fit un effort pour marcher d'un pas «masculin». Il avait cette préoccupation chaque fois qu'il se sentait observé. Il gardait un souvenir pénible du moment où, alors qu'il traversait le hall du Cercle universitaire, un camarade lui avait lancé très fort à travers la pièce : «Tu te tortilles le cul comme un pédé.» A la fin, ses efforts rendaient sa démarche plus affectée encore.
    —    Comment vas-tu ? demanda Bégin.
    Il eut envie d'ajouter: «Tu n'as pas fait de bêtise, au moins ? Tu étais dans un tel état, dimanche dernier ! »
    —    Pas trop mal.
    Il y eut ensuite un long silence gêné. Tous deux, comme leurs camarades, ressassaient une seule question, sans cesse : « Comment avons-nous pu faire cela ? » Ils ne se sentaient pas le courage de la formuler à haute voix. Michel Bégin préféra demander :
    —    Tu la connaissais ?
    —    Je la voyais aux répétitions de la chorale de la paroisse Saint-Roch.
    —    Pourquoi l'as-tu fait monter dans la voiture ?
    Il y eut un autre long silence. Ce samedi-là, ils prenaient place dans deux voitures. Marceau se trouvait avec Fitzpatrick et Lafrance, de son côté Bégin se trouvait avec Saint-Amant et Trudel.
    —    Je pensais que nous pouvions la conduire chez elle. Surtout, cela me donnait l'occasion de me montrer avec une fille.
    —    C'était si important pour toi ? De donner le change, je veux dire.
    Marceau venait presque de faire une confidence. Jamais il n'avait été aussi prêt d'un aveu d'homosexualité. Après avoir violé une jeune fille ensemble, ces deux-là n'étaient-ils pas devenus plus proches que des amis intimes ?
    —    Tu sais comment les autres me traitent ? Certains se moquent de moi ouvertement, et tous les autres pensent en silence que je suis un vicieux, un pervers. Je voulais tellement être comme les autres.
    En le disant, il se surprit du fait d'en parler au passé.
    —    C'est sans doute pour la même raison que j'ai participé à ça... murmura le garçon, dépité.
    Ce n'était pas une conversation, seulement des silences brisés par quelques mots.
    —    Moi aussi, sans doute, je voulais faire comme les autres, finit par concéder Bégin. Quand j'y pense, je n'arrive pas à y croire.
    —    Alors imagine combien c'est étrange pour moi !
    Il y avait tout le dépit imaginable dans sa voix. Il continua, sur le même ton :
    —    Tu sais qui a pu faire ça ? Elle était bien vivante quand Fitzpatrick a refermé sur elle la porte du caveau, au moment d'aller dormir.
    Il y avait « ça », le viol, dont seul Trudel était innocent, et «ça», le meurtre.
    —    Tu ne crois pas à l'histoire de Lafrance, sur un étrangei de passage...
    A son ton, Marceau comprit que Bégin avait terriblement envie d'y croire.
    —    Non, pas du tout.
    Il ne voulait pas s'engager de nouveau dans cette discussu >11. Il enchaîna :
    —    Nous aurions dû aller à la police.
    —    Tu imagines la souffrance pour ta mère, pour mes parents? Nous aurions dû, bien sûr. D'un autre côté, pense à ces vies ruinées.
    Us se répétaient cela tous les six. Ils cherchaient à justifier ainsi leur banal instinct de préservation. Leur silence permettait moins de sauver leur famille que leurs cous de la corde de chanvre. Bégin avait demandé à le voir pour une raison bien précise. Il arrivait enfin à sa préoccupation première :
    —    Tu vas te