Haute-Ville, Basse-Ville
défendus à l'intérieur de la maison bourgeoise que sur le court de tennis. Tous les «vieux» se trouvaient là : Trudel, Lafrance, Bégin, Fitzpatrick, avec en plus Henri Trudel. Son père pouvait l'imposer aux autres, malgré son jeune âge, en lui faisant jouer un vague rôle de secrétaire. Personne n'était dupe cependant: au moment où ses amis s'amusaient à frapper une balle, lui apprenait les secrets du Parti libéral, il était témoin des exercices de bras de fer. Il faisait son apprentissage.
Ils étaient tous les cinq calés dans de profonds fauteuils de cuir, un cigare à la bouche. L'après-midi passa presque en entier à évaluer les ressources du Parti, calculer les coûts de la prochaine élection fédérale, établir le montant qui leur manquait encore pour y faire face. Lafrance était d'une redoutable efficacité à ce sujet: il donnait un montant pour chaque circonscription, détaillant la subvention nécessaire pour rallier les élites locales, acheter des bouteilles d'alcool et d'autres petits cadeaux pour convaincre ceux qui, encore le jour du scrutin, hésiteraient à «voter du bon bord».
Aucun d'entre eux ne doutait de la victoire lors du scrutin à venir. Les conservateurs se trouvaient dirigés par un chef sans charisme, Arthur Meighen, incapable d'offrir une réelle opposition au premier ministre William Lyon Mackenzie King. Dans la province, aucun des candidats annoncés n'offrirait une solide performance. La partie serait plus difficile ailleurs au Canada, mais les personnes présentes dans cette pièce ne s'en souciaient guère.
— Tout cela est bien beau, déclara bientôt Antoine Trudel, mais nous sommes toujours à la merci d'un scandale.
Personne ne remarqua la mimique nerveuse sur le visage d'Henri, son fils. Il continua :
— Samuel, je t'ai quelquefois invité à plus de prudence. Déjà, chez nos alliés, on se moquait de la gourmandise du ministre des Ressources naturelles. Maintenant, les ristournes qui te sont accordées sont discutées même chez nos adversaires. Le risque de voir nos amis être battus augmenterait sensiblement si cela se rendait dans les journaux.
Samuel Fitzpatrick perdit immédiatement son air satisfait. Il rétorqua d'une voix sourde :
— Je ne sais pas de quoi tu parles.
— Voyons, ce n'est pas la peine de jouer à cela entre nous. Tout le monde sait très bien qu'au moment d'accorder une concession forestière, par exemple, tu empoches cinq pour cent de la valeur des redevances versées à la province la première année. À une certaine époque, les caisses du Parti en recevaient la majeure partie, mais, depuis un certain temps, tu parais être le seul bénéficiaire de ces largesses.
— On ne fait pas de la politique pour l'amour du bon Dieu, répondit-il. Veux-tu nous faire croire que cette belle maison, tout comme celle que tu possèdes à Québec, ont été payées avec ton salaire de ministre ?
Les choses devaient en venir là. Personne dans la pièce ne pouvait prétendre à la virginité en cette matière. Les contrats de construction de routes et de ponts qui enrichissaient Lafrance ne faisaient l'objet d'aucun appel d'offres. Bégin trouvait dans le gouvernement québécois un client toujours prêt à payer le prix fort pour tous les produits qu'il avait à vendre. Qui, parmi eux, n'avait pas acheté un terrain à vil prix à un agriculteur, ou parfois même à une municipalité, pour le revendre avec un profit colossal grâce aux renseignements glanés dans les cercles politiques qu'ils fréquentaient?
Personne ne faisait de politique pour l'amour du bon Dieu, Fitzpatrick avait bien raison. Le profit personnel n'était peut-être pas le seul motif, mais peu d'entre eux se révélaient assez riches pour pouvoir négliger noblement cet aspect des choses. Évidemment, il existait une grande différence entre eux et le ministre des Ressources naturelles. Cet homme se comportait en imbécile, il devenait un danger.
— Chacun, dans cette pièce, serait capable de prouver que ses possessions lui sont venues de façon légale, précisa Trudel. Sauf toi ! Le premier ministre a reçu cette missive éloquente des frères Brown, récemment.
Le vieux ministre commença à lire une lettre des propriétaires de la pulperie de La Tuque. Ils se plaignaient de s'être vu réclamer, par le ministre des Ressources naturelles, cinq mille dollars pour ses bons offices dans le traitement de la demande
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