Haute-Ville, Basse-Ville
juge Fortin pouvait endormir toute une classe en une dizaine de minutes.
— Le tenir éveillé au moins cinq minutes de plus deviendra mon objectif. Et Romuald Lafrance, c'est aussi le fils d'un collègue de votre père ?
— Si l'on veut. Comme vous le savez, le mien est ministre de la Voirie, le sien, le plus important entrepreneur de l'est de la province, dans le domaine de la construction de routes ou de ponts. Disons qu'il a besoin de l'amitié de mon père. En conséquence, il s'engage à fond dans toutes les campagnes électorales. Vous le verrez aussi au souper. Il y aura en plus monsieur Bégin, que vous connaissez déjà.
La présence d'un chasseur de contrats à la table d'un ministre ne troublait personne. Ce genre de copinage se retrouvait dans tous les pays.
— Il ne manquera que le premier ministre, lança Renaud à la blague.
— Nous l'avons invité. Malheureusement, il était retenu, rétorqua-t-elle le plus sérieusement de monde.
Voilà le monde où voulait l'introduire le vieux monsieur Bégin, au nom de son amitié pour son père. En Angleterre, tout employé du Haut-Commissariat qu'il fût, les personnes détenant le pouvoir politique se trouvaient hors de son cercle de relations. Au mieux, il côtoyait les subalternes, et même ceux-ci se permettaient de le regarder de haut. Dans la province de Québec, être le fils d'un notaire doublé d'un habile homme d'affaires, ou être le protégé d'Armand Bégin, propriétaire d'un grand magasin de la rue Saint-Joseph ei de divers autres commerces, suffisait pour s'approcher tout près des lieux de prise de décision.
Elise Trudel devait connaître très bien la bonne société de Québec. Le visiteur enchaîna :
— A deux reprises j'ai rencontré par hasard Thomas Lavigerie. C'est un drôle de personnage.
— Si vous l'avez vu deux fois, je ne crois pas que cela tienne du hasard, même dans une petite ville comme Québec. C'est vraiment un drôle de personnage. Vous ne risquez pas de le trouver ici.
— C'est vrai, c'est un conservateur, remarqua-t-il.
Elle lui adressa un sourire entendu avant de préciser :
— Nous recevons beaucoup de conservateurs. Ne serait ce que par nécessité: il faut faire avec les adversaires. Puis, nous avons des parents et des amis chez les conservateurs. Thomas Lavigerie n'est pas un conservateur, c'est un antilibéral.
— Cela est attribuable à ses origines? risqua Renaud.
Il n'aurait pas osé faire allusion à une naissance illégitime devant une femme plus jeune, de crainte de la choquer. Plus âgée, Elise était vraisemblablement bien informée des « choses de la vie ».
— Oh ! fit-elle néanmoins.
Puis, après une hésitation, elle poursuivit :
— Personne ne saura sans doute jamais la vérité à ce sujet. Le simple fait que Lavigerie alimente lui-même les doutes sur l'identité de son père est cependant du plus mauvais goût... Cela caractérise bien le personnage : il nourrit cette rumeur, selon laquelle il serait le fils illégitime de Laurier, seulement pour choquer, provoquer. Il cherche à nuire. Il se fait conservateur pour embêter les libéraux; il se ferait sans doute libéral pour nuire aux conservateurs si ceux-ci formaient encore le gouvernement. Il a déjà adopté cette position en 1917.
Elle marqua une pause avant de préciser encore :
— Non, il ne vient pas ici à cause de sa prétention, de son arrogance et de sa vulgarité.
Pareille véhémence surprit son interlocuteur. «L'homme est probablement dangereux pour le pouvoir», réfléchit Daigle en silence.
Alors que la partie de tennis s'achevait devant eux, ils évoquèrent encore quelques personnes proches des libéraux, des noms dont l'avocat se souvenait vaguement. Puis ils furent requis sur le terrain : malgré la piètre performance de Lafrance, lui et Helen McPhail avaient défait l'équipe Fitzpatrick-Bégin. Renaud enleva son veston et son nœud papillon après s'être excusé auprès des dames présentes, prit la raquette que lui tendit Elise et entreprit d'impressionner Helen McPhail. Ce n'était pas tellement difficile : les activités sportives étaient très populaires auprès des étudiants anglais, alors qu'elles demeuraient suspectes dans les collèges du Québec. Il fit courir ses deux adversaires, tandis que sa coéquipière tenait son bout. L'après-midi se termina sur leur victoire.
Les enjeux étaient plus âprement
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