Helvétie
approuva mais estima qu’il fallait voir dans ces érections multiples un signe de paix. Puis, ayant compris que son ancien camarade n’appartenait pas à la catégorie, de plus en plus nombreuse depuis les victoires en Italie, des serviles admirateurs du Premier consul, il confia au chef d’escadrons que Bonaparte souhaitait rapporter d’Italie la colonne de marbre blanc, haute de trente-deux mètres, érigée sur le forum de Rome à la gloire de l’empereur Trajan en 114.
– La frise en spirale, constituée par une succession de bas-reliefs, ne compte pas moins de deux mille cinq cents figures et illustre les plus fameuses batailles remportées par le Romain sur les Daces. Cette colonne plaisait beaucoup au Premier consul. Naturellement, nous aurions laissé aux Italiens la statue de saint Pierre dont ils avaient cru bon, en 1587, de couronner le monument après avoir ôté celle de Marcus Trajan, persécuteur des chrétiens. À Paris, où nous avons présentement le goût rodomont, comme tu sais, nous aurions placé la statue de Charlemagne prise en 1794 à Aix-la-Chapelle. Ce fut aussi un empereur très méritant et, celui-là, chrétien !
Blaise apprécia l’humour de l’ancien compagnon, qui ignorait avoir affaire à un officier des Affaires secrètes. Il le laissa poursuivre.
– Mais Daunou, ancien prêtre oratorien érudit, pétri de culture classique, révolutionnaire modéré, conventionnel scrupuleux, désapprouva ouvertement l’idée du général, dont il n’est pas, à vrai dire, un très chaud partisan.
Ces derniers mots avaient été prononcés à mi-voix.
Blaise savait, comme Montchal, que Daunou avait refusé de voter la mort de Louis XVI et tenté, en tant que rédacteur principal de la Constitution de l’an III, de faire inscrire, à côté de la Déclaration des droits, une Déclaration des devoirs, ce qui eût été une bonne chose.
– Il est vrai que vous n’auriez pas pu passer la colonne par le Grand-Saint-Bernard comme nos canons, mais la marine, elle, eût pu s’en charger, remarqua Blaise.
– Nous aurions résolu les difficultés du transport, d’une manière ou d’une autre, et ce n’est pas ce qui provoqua l’opposition du citoyen Daunou. Sais-tu que nous avions déjà empli cinq cents caisses avec les œuvres d’art « prélevées » dans les musées ou les palais et les livres enlevés aux rayons des bibliothèques et nous emportions aussi un obélisque. C’était beaucoup ! Et puis Daunou rappela que le gouvernement de la République ne doit pas se conduire en pillard. Il s’était lui-même engagé auprès des Italiens à ne pas toucher aux monuments publics. Quand Bonaparte comprit qu’il risquait de ternir sa gloire pour un morceau de marbre antique, il se rendit aux raisons de Daunou. Ainsi, commandant, nous devrons fabriquer nous-mêmes notre colonne ! Je puis te dire, sous le sceau du secret, que ce sera une copie de la trajane… dès que notre général aura accompli assez de hauts faits pour dérouler une spirale de bas-reliefs comparable à celle qu’a laissée l’Optimus ! D’ailleurs, Bonaparte semble avoir une prédilection pour les empereurs, surtout quand ils sont romains. Je puis te dire qu’en janvier il a fait placer, par le peintre David, dans son cabinet de travail des Tuileries le buste de Brutus, enlevé au Capitole ! L’Ami des Lois l’a annoncé le 14 janvier.
Blaise perçut l’ironie du propos et comprit que l’aérostier n’avait pas pardonné au Premier consul la suppression d’une arme nouvelle, dont il estimait l’avenir assuré. Ne voulant pas encourager ouvertement les critiques de Montchal, Fontsalte répliqua, avec un peu d’emphase, qu’il ne tenait qu’aux ennemis de la France de fournir aux armées de la République prétexte à s’illustrer à nouveau.
– Pour la gloire de la République, nous ornerons cette colonne de nos trophées et nous prendrons assez de canons aux ennemis de la patrie pour qu’elle soit coulée dans le bronze le plus pur !
Un peu étonné par cette profession de foi chauvine, le lieutenant s’inclina en souriant.
– Pour la gloire de la République, si vous jouissez, vous autres, officiers de la Garde des consuls, de quelque crédit parmi les gens influents, faites savoir que l’aérostation peut devenir un élément important dans les batailles futures…
Blaise interrompit d’un geste l’ancien
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