Helvétie
soupirant.
Pêcher l’ablette dans la Coise, vider des pichets de vin acide avec des camarades d’enfance et, chaque soir, à la veillée, entendre sa mère réclamer le retour des émigrés et la restitution des biens du clergé avaient vite lassé Blaise. Comme il devait être à Paris pour la fête de la Concorde, fixée au 14 juillet, il avait, un beau matin, chargé la berline de victuailles et de vin et repris la route de la capitale.
Le sous-officier, attaché comme fourrier à l’état-major, qui lui servait à la fois de cocher et provisoirement d’ordonnance était sec et triste. Il ne souhaitait que finir son temps et rentrer chez lui, dans les Ardennes. Les deux hommes n’avaient eu, depuis quinze jours qu’ils voyageaient ensemble, d’autres rapports que de service et, quand, près d’Autun, un essieu de la voiture se rompit, le commandant dut faire acte d’autorité pour obtenir que le sous-officier aidât un maréchal-ferrant à réparer.
Du fait de ces aléas, Blaise n’arriva que le 12 juillet dans la capitale. Il se débarrassa de l’encombrante berline et de son conducteur maussade dès qu’il eut trouvé une chambre confortable, que sa nouvelle solde de chef d’escadron, six cents francs par mois, lui permettait maintenant de s’offrir. Il élut domicile dans un immeuble cossu, près du chantier de démolition de l’église Sainte-Madeleine. La première pierre de l’édifice avait été posée par Louis XV en 1764. Jamais achevée, l’église, condamnée par la Révolution, était maintenant démontée, pierre à pierre, par l’entrepreneur Carlet, devenu propriétaire du bâtiment en 1798, pour cent cinquante mille livres.
Quand Blaise de Fontsalte se présenta au service des Affaires secrètes, installé dans une annexe des Tuileries, il retrouva avec plaisir le général Ribeyre. Ce dernier avait maintenant directement accès au secrétariat particulier de Bonaparte et connaissait, de ce fait, toutes les décisions et les projets du Premier consul. Avec sa causticité habituelle pour tout ce qui touchait aux pompes consulaires, il évoqua devant Blaise les cérémonies du lendemain.
– Savez-vous que l’arrêté du 18 mars, qui fait obligation d’élever dans chaque chef-lieu de département, sur la plus belle place, une colonne à la mémoire des enfants du pays morts pour la défense de la patrie, doit entrer en application demain, 14 juillet, par la pose d’une première pierre ? C’est le frère du Premier consul, Lucien Bonaparte, ministre de l’Intérieur, qui a décidé ça ! Ainsi, mon cher chef d’escadrons, nous verrons demain tous nos préfets gâcher le mortier puis, tout étant prévu, sceller et enterrer dans un trou de six pieds et demi de profondeur, pas un pouce de moins, une boîte de plomb contenant le procès-verbal de la cérémonie, des pièces d’or, d’argent et de bronze à l’effigie de la République ! L’article VIII de l’arrêté prévoit que les frais d’érection de ces colonnes départementales seront pris sur le Trésor public !
– Un voleur qui aurait l’idée d’aller déterrer ces coffrets de plomb récolterait quatre-vingt-huit pièces d’or, autant de pièces d’argent et de bronze ! Un joli magot, remarqua Fontsalte en riant.
– Vous oubliez, Blaise, nos annexions, Belgique et Luxembourg. Avec la ville de Genève, cela donne dix départements de plus qui devront être « encolonnés » comme les autres !
– Dix pièces supplémentaires ne couvriraient pas les frais de déplacement !
Claude Ribeyre de Béran prit familièrement Blaise par le bras.
– En attendant la fête de demain, qui promet d’être grandiose, allez passer une tenue civile, comme à Milan, et dînons ensemble. Je vous emmène au Frascati. On y sert un pâté d’anchois divin, une dinde aux truffes succulente et Garchi, premier glacier de Paris, prépare des sorbets exquis. Et puis vous y verrez, dans les salons à l’antique, cent femmes toutes belles, toutes élégantes, coûteusement parées par de vieux maris ou d’obscurs enrichis du système, prêtes à se livrer à d’aimables folies avec des célibataires de notre genre ! Frascati est, croyez-moi, un véritable jardin du désir, dont les bosquets sont des gorges offertes et les parterres des bras, blancs comme lys ! Cela vous changera de la perversité milanaise et de la rusticité helvétique !
– Je
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