Helvétie
l’enfant reposait.
Martin, un peu penaud, se laissa tomber dans un fauteuil d’osier, près de ses amis, et reprit plus calmement :
– Je vous l’avais dit, souvenez-vous, quand il se fit nommer consul à vie. Je vous avais dit : « Bonaparte a des ambitions de monarque »… Eh bien, voilà, c’est fait ! Il est empereur héréditaire depuis le 14 mai, ajouta-t-il en brandissant le Journal helvétique qu’il était toujours le premier à quérir, à l’arrivée du courrier de Lausanne.
– Quoi ! Montre ça, dit Guillaume en essayant de se saisir de la feuille.
Mais Chantenoz tint à détailler lui-même l’événement qui prouvait, estimait-il, la justesse de son intuition politique.
– D’après le Moniteur , de Paris, dont le journal résume les informations, c’est un ancien conventionnel, nommé Jean-François Curée – vous vous rendez compte, Curée ! Quelle ironie… Un ancien ami de Robespierre ! – qui a proposé aux membres du Tribunat de faire Bonaparte empereur. Et le Sénat « a jugé l’hérédité de la suprême magistrature nécessaire pour mettre le peuple français à l’abri des complots de ses ennemis et des agitations qui naîtraient d’ambitions rivales », lut Martin en se gaussant.
– Il ne faut pas oublier en effet qu’on a arrêté, il y a quelque temps, à Paris, un groupe de comploteurs, bien décidés à tuer le Premier consul. Il y avait, d’après ce que j’ai lu à l’époque, des royalistes venus d’Angleterre, des chouans commandés par Georges Cadoudal et le général Pichegru, qui s’est d’ailleurs suicidé dans sa cellule, rappela Guillaume.
– On a aussi parlé du général Moreau, mais tu sais bien que les dictateurs, pour asseoir leur pouvoir et faire craindre le chaos en cas de disparition, découvrent toujours des complots par-ci par-là. Au besoin, ils les organisent eux-mêmes, pour éliminer gêneurs et opposants. C’est une méthode vieille comme l’Empire romain, commenta Chantenoz.
Il dut cependant reconnaître que les comploteurs avaient avoué leurs intentions homicides après avoir été trahis par deux des leurs.
– D’après le journal, le procès de quarante-sept conjurés, parmi lesquels figurent Cadoudal, qui a tué un policier, père de famille, lors de son arrestation, le général Moreau, le marquis de Rivière, le prince Jules de Polignac, est en cours, précisa Guillaume.
– Ils auront peut-être plus de chance que le pauvre duc d’Enghien qui, enlevé le 15 mars par des dragons, à Ettenheim, près de la frontière française, mais sur les terres du margrave de Bade, a été fusillé à Vincennes le 21 mars, après un jugement qui scandalise par sa célérité. Et ce le jour où l’on publiait, à Paris, le Code civil, conçu par Bonaparte soi-même ! D’ailleurs, M. de Chateaubriand, qui avait été nommé en janvier ministre de France auprès du gouvernement du Valais et que nous comptions bien avoir l’occasion de saluer lors de son passage à Vevey, a aussitôt démissionné, grogna Chantenoz.
La perspective de voir, comme l’indiquait la presse, le gouvernement de la République confié à un seul homme « qui prenait le titre d’empereur des Français », si elle inquiétait Chantenoz, ne choquait pas M. Métaz. Guillaume trouvait Bonaparte encore plus habile manœuvrier depuis que le Premier consul et futur empereur avait vendu aux États-Unis, pour dix-huit millions de dollars-or, cette colonie de la Louisiane que la France eût été bien incapable de défendre et de conserver. Grand général sur les champs de bataille, administrateur méthodique, juriste imaginatif, diplomate rusé, Bonaparte apparaissait de surcroît, aux yeux du Vaudois, comme un homme d’affaires habile.
Quant à Charlotte, elle ne cherchait qu’à imaginer quelle influence pourrait avoir ce changement de régime sur la carrière de Blaise de Fontsalte. Elle estima, après réflexion, qu’il ne pourrait qu’être bénéfique à son amant. Le colonel ne lui confiait-il pas, dans sa dernière lettre, qu’il avait été reçu l’un des premiers dans la Légion d’honneur, ordre créé par le Premier consul pour récompenser les braves soldats et les meilleurs serviteurs civils de l’État. La première série de nominations, réservée aux titulaires d’armes d’honneur – Blaise avait reçu un sabre à Marengo – datait du 24 septembre
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