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Helvétie

Helvétie

Titel: Helvétie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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avec tel ou tel ami dont elle exige un entretien tête à tête. Ses yeux d’une nuance indéfinissable, plus sombres que clairs, je dirais ardoise à reflets mordorés, mais veloutés et vifs, rayonnent d’intelligence et parfois de malice. Son regard est bien ce qu’elle a de plus beau. Il illumine son visage et le visiteur, ne s’attachant qu’à lui, oublie l’imperfection des traits, cou trop court, nez épais aux ailes ouvertes, dents longues et écartées, lèvre inférieure proéminente. Ses cheveux bruns sont brillants et frisés, comme ceux des bohémiennes. M me  de Staël a surtout une prestance qui en impose. Quand elle préside son salon, assise en majesté comme disent les peintres religieux, elle tient habituellement, tel un sceptre, le rameau de feuillage que son jardinier pose chaque matin près de son couvert, à l’heure du premier repas. Parfois, dans le feu de la discussion, car rien ne lui plaît autant que la controverse, à condition toutefois qu’elle y triomphe, elle joue de cette branchette, ce qui ne manque pas d’attirer l’attention sur le mouvement gracieux de ses bras potelés. Enfin, elle a le verbe assez haut et un timbre de voix mâle et sonore, ce qui contribue à donner à son argumentation force et autorité.
     
    » Je ne vais pas vous décrire Coppet, qui m’a paru une résidence plus achevée que le château de Beaulieu, sis près de Lausanne, que les Necker ont habité autrefois. On m’a dit que M. Necker, décédé l’an dernier et enterré dans le parc, avait acheté la campagne de Coppet en 1784, pour cinq cent mille livres de France, et qu’il avait dû dépenser beaucoup pour rendre la demeure habitable. Les mauvaises langues ajoutent que le prix du château comprenait le titre et le blason de M. de Smeth, que le banquier a conservés.
     
    » Pendant les deux journées que nous y avons passées, ma tante et moi, j’ai vu, tant dans la galerie où l’on flâne que dans le salon et la bibliothèque, où se tiennent les réunions, une bonne trentaine de personnes. Une dame familière des lieux m’a dit que cette affluence était habituelle surtout l’été. M me  de Staël rentre d’un long voyage en Italie, avec ses enfants et le précepteur de ces derniers, un Allemand nommé Wilhelm de Schlegel, aussi ne pense-t-elle, ces temps-ci, qu’à réunir ses amis, sa petite cour disent certains, car elle s’ennuie vite à Coppet. Ses intimes rapportent qu’elle trouve les paysages du Léman grandioses, inspirateurs, apaisants et qu’elle ne comprend pas comment il se fait qu’un tel décor n’ait pas produit une nation plus poétique que la nôtre. Elle tient les Vaudois, qui l’ont accueillie, il est vrai, avec quelque circonspection, pour des paysans honnêtes et travailleurs, mais sans imagination ni goût pour les belles-lettres ou la spéculation philosophique. Il est certain qu’aux yeux d’une femme qui met de la poésie et de la littérature partout, même dans la politique et la cuisine, nous devons passer pour gens mal dégrossis ! Pour nous supporter, elle va répétant : “J’entends régner sur mon exil comme Voltaire”, c’est-à-dire en attirant à Coppet tout ce que l’Europe compte d’intelligences supérieures. Comme vous le voyez, la châtelaine ne pèche pas par modestie et ceux qui, comme M. de La Harpe, la disent dévorée d’ambition n’ont sans doute pas complètement tort. Mais l’ambition, mon ami, n’est-elle pas l’aiguillon qui pousse l’homme, plus encore que la femme, à faire de grandes choses ? Vous-même, lorsque vous exposez votre vie sur les champs de bataille, au risque de me briser le cœur, n’êtes-vous pas poussé par l’ambition de la gloire ?
     
    » Une chose devrait vous plaire dans les longues discussions de Coppet, c’est qu’il y est toujours question de l’Europe de demain. Naturellement, comme on désapprouve l’empire autoritaire, on ne conçoit pas qu’une confédération des peuples européens puisse être imposée par la force des armées françaises. Mais on peut dire que l’esprit qui règne à Coppet est européen, en ce sens qu’on ne tient compte ni des frontières ni des langues et que les idées, d’où qu’elles viennent, sont reçues et examinées de bonne foi. Il arrive qu’une discussion sur la psychologie comparée des peuples du Nord et du Midi à travers les mœurs et la littérature, commencée à midi, se prolonge après le souper, servi à onze

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