Helvétie
L’empereur d’Autriche, François II, supportant mal la présence française en Allemagne et en Italie, brûlait de terrasser l’usurpateur héritier des régicides. Quant à Gustave IV de Suède, qui avait offert l’hospitalité à Louis XVIII et à de nombreux émigrés, il suivait le mouvement, porté par la même haine qui animait les monarques européens contre la France.
Le hasard voulut que Charlotte Métaz reçût, le même jour où elle apprit la résurgence du conflit, une lettre très tendre de Blaise. Celui-ci ne donnait aucun détail sur ses activités du moment et terminait en assurant Dorette que sa description de Coppet, dont il avait fait part au général Ribeyre, eût mérité d’être publiée dans le Moniteur , tant elle était documentée, sincère et bien écrite.
« Ribeyre, qui me demande souvent de vos nouvelles, m’a dit : “Votre belle et fidèle Vaudoise est une femme d’esprit et de cœur, dotée d’un franc jugement sur les gens et les choses.” Et ce célibataire opiniâtre a ajouté : “C’est une des rares femmes que j’aie rencontrées qui soit épousable.” Hélas, ai-je répondu, si elle était libre, je l’épouserais sur l’heure ! » Cette phrase fit pleurer Dorette, car elle savait déjà par les journaux que Napoléon avait renoncé à la descente en Angleterre et que la Grande Armée, ainsi qu’on l’appelait maintenant, tournant le dos à la Manche, progressait à marches forcées vers le Rhin, les Autrichiens étant entrés en Bavière.
Vevey était occupé aux travaux et aux plaisirs des vendanges quand Chantenoz, toujours le premier à lire les journaux, vint annoncer à Rive-Reine que la Grande Armée, qui avait passé le Rhin le 25 septembre, avait remporté, à Echlingen, le 14 octobre, et à Ulm, le 19 octobre, des victoires éclatantes. Ce genre de nouvelles inquiétait toujours Charlotte, qui ne pouvait partager ses craintes qu’avec Flora ou sa tante Mathilde, qu’elle visitait régulièrement toutes les deux semaines. Soudain, au milieu des occupations de la journée, l’image de Blaise faisait irruption dans ses pensées. « Où est-il en cet instant ? » se disait-elle. Et, comme elle redoutait les agaceries malignes du destin, elle imaginait son amant en danger et se mettait à prier pour lui.
Elle fut moins impressionnée par la défaite de la flotte franco-espagnole à Trafalgar, le 21 octobre 1805. L’information ne parvint à Vevey que le 26 novembre et Guillaume Métaz, ardent zélateur de la liberté du commerce maritime, ne cacha pas sa déception. Villeneuve battu par Nelson, c’était un gros point gagné par l’Angleterre. En revanche, cette défaite incita Axel à poser cent questions. Les commentaires de l’événement par les grandes personnes et les estampes représentant des batailles navales que Chantenoz lui montra dans un vieux livre firent que, pendant quelques jours, Axel se prit à jouer à la guerre, s’identifiant à l’amiral Nelson dont les gazettes vantaient la bravoure. Une promenade sur le lac devait lui fournir l’occasion d’ajouter à son jeu l’élément qui, dans le jardin de Rive-Reine, faisait défaut. Le Léman devint aussitôt l’océan Atlantique et la côte vaudoise celle d’Andalousie.
Avec l’autorisation paternelle, l’enfant embarquait parfois dans un naviot 8 avec Pierre Valeyres, un vieux bacouni, pour naviguer entre Rive-Reine et le chantier paternel. Le batelier avait pour consigne d’interdire à l’enfant de se mettre debout et de s’agiter dans la petite barque. Il ne devait pas s’éloigner de plus de dix brasses de la rive et débarquer avec son passager dès que la molaine 9 ou la vaudaire se levait. Ces courtes croisières, qui prenaient dans l’imagination du petit garçon l’ampleur de voyages au long cours, constituaient pour Axel une récompense que Charlotte accordait volontiers. La molle du lac calmait l’excessive vitalité d’Axel, réduisait sa pétulance et le disposait au sommeil.
Le premier matin de décembre, cédant aux supplications de son fils et passant outre aux observations de sa femme sur la précocité du froid hivernal, Guillaume autorisa une brève sortie sur le lac. Par temps sec, ciel limpide, franc soleil et absence de vent, le Léman, lisse comme une grande dalle de verre bleuté, ne dissimulait nul danger.
– Il faut qu’un garçon de bientôt cinq ans prenne l’air chaque jour,
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