Helvétie
bien sûr ! s’écria Blanchod, triomphant.
– Non, Simon, en latin, la seule langue que nos trois bougres comprenaient !
Mais le père Blanchod ne s’estimait pas vaincu et revenait régulièrement à la charge auprès de son ami Métaz.
– C’est bien bon de faire apprendre toutes ces langues à ton fils, mais il ne faut pas pour autant négliger les dialectes de nos ancêtres ! répétait le vieux vigneron.
– Va-t’en parler le schwyzerdütsch en Espagne, en Hollande et même en Allemagne, personne ne te comprendra ! Si l’on veut voyager et faire des affaires comme je l’entends, il faut s’adresser aux gens dans leur langue, disait Guillaume, apportant son soutien au précepteur.
– Que tu le veuilles ou non, dit Blanchod, un soir où l’enseignement des langues était revenu dans la discussion, nous autres Suisses, nous sommes des insulaires, comme les Anglais. Sauf que notre pays, au lieu d’être entouré d’eau, est entouré d’étrangers !
– Belle insularité en vérité ! Sur leur île, les Anglais sont protégés par des flots, que même Napoléon n’a pas osé franchir. Or, nous qui avons été si longtemps le champ de bataille de la Révolution et de l’Europe, quel rempart naturel avons-nous, à part nos montagnes, maintenant franchies par cent routes, contre ces étrangers, hein ? Le romanche, le schwyzerdütsch ? lança Chantenoz.
– C’est notre neutralité qui fait notre insularité ! répliqua Blanchod paisiblement.
– Fragile insularité, mon ami, l’histoire le prouve ! Les Français, les Russes et les Autrichiens n’ont pas hésité à violer nos frontières !
– C’est à nous de protéger la neutralité, à nous tous de la faire respecter…
– Notamment en parlant les langues de nos voisins, en admettant leurs cultures, en entretenant avec tous des relations amicales sans jamais nous mêler des différends qui peuvent surgir entre eux, insista Chantenoz.
– Et surtout en faisant des affaires avec tous et dans toutes les bonnes monnaies, sans discrimination. On ne va pas demander à des clients s’ils préfèrent la monarchie ou la république, quel dieu ils prient, s’ils sont ou non circoncis ! ajouta Guillaume d’un air entendu.
Ces cahiers, qu’Axel tint consciencieusement et avec application, comme tout ce qu’il faisait, donnèrent à l’enfant l’idée d’en ouvrir un troisième. Pernette ayant cassé un plat, il avait, par jeu, ramassé puis laissé retomber les morceaux et Polline l’avait accusé du forfait initial. La coupable ne s’étant pas dénoncée, il avait endossé la faute et reçu sans murmurer une punition imméritée.
Au soir de cet incident, Axel choisit un carnet à couverture de toile noire, cadeau de la défunte tante Mathilde, et calligraphia en ronde sur la première page : Registre des rancunes . Jour après jour, il y nota désormais, avec dates et références, toutes les injustices et offenses dont il s’estimait victime, ainsi que les noms des responsables et des témoins. Les petites méchancetés des camarades de jeu, leurs phrases blessantes, les malveillances, farces, médisances, taquineries, tourments, tous les affronts qui, à ses yeux, exigeaient réparation, furent inscrits dans le carnet noir, qu’il dissimulait dans sa chambre, sous une latte du parquet. Cela afin de ne pas oublier les mauvais procédés dont il était présentement dans l’incapacité de se venger, ce qu’il ferait dès qu’avec l’âge les moyens, la force et le pouvoir lui en seraient donnés.
Cette intransigeance, née d’un sens aigu de l’injustice et d’une conception altière de ses rapports avec les autres, appartenait au caractère d’Axel. Chantenoz, plus proche de l’enfant que Charlotte et Guillaume, l’avait tôt décelée et parfois s’en inquiétait.
Du jour où il fut libre d’aller dans les vignes et de courir la campagne, Axel suivit souvent l’infatigable Simon Blanchod, dont la connaissance de la nature complétait heureusement l’enseignement de Chantenoz. Au flanc du mont Pèlerin, le vieil homme lui apprit à reconnaître les races de vaches, les bernoises tachetées de blanc et de roux, les fribourgeoises en blanc et noir, les schwyzoises à robe grise. Il sut vite faire la différence entre blé, froment et sarrasin, entre la féverole et la fève de cheval. L’avoine blanche, l’orge d’automne, les
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