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Helvétie

Helvétie

Titel: Helvétie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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pompier, ou, mieux encore, poussait le bras de la râpe à fromage, d’où tombaient des frisures de gruyère dont on lui accordait une pincée. Tignasse lui offrait toujours un petit pain d’épice rond, emballé dans un papier crissant, qu’elle appelait nonnette, ou prélevait pour l’enfant, sur le cône de sucre candi, un éclat pareil au cristal, qu’il suçait en revenant vers Rive-Reine.
     
    Plus tard, Axel s’était intéressé aux produits, car l’épicerie proposait, à pleins rayons, des alignements de boîtes décorées de voiliers, de négresses à plateaux, d’odalisques au regard velouté, d’arbres ou de fleurs étranges. On voyait aussi des bouteilles aux étiquettes enluminées, des tonnelets lilliputiens, des caissettes de bois clair portant, en chinois ou en arabe, d’indéchiffrables inscriptions. Tout cela faisait rêver le garçonnet à des navigations sans fin quand, pour mieux voir, il grimpait sur les sacs de jute débordants de légumes secs qui formaient rempart devant le comptoir où trônait la balance, aux plateaux sonores comme des cymbales.
     
    L’odeur des épices, cannelle, girofle, bergamote, muscade, coriandre, celles plus forte de la morue séchée, plus piquante du cari et des poivres, plus aromatique du café fraîchement moulu et des thés que Tignasse puisait avec une petite pelle dans de belles boîtes noires, décorées d’arabesques d’or, pour ensacher à la demande, participaient à l’attrait du Jardin des gourmandises.
     
    L’épicière constituait aussi une attraction. Crinière volumineuse aux boucles serrées – Tignasse disait elle-même ne pouvoir y passer le peigne – vive, pâle, yeux sombres bordés de longs cils, mains sèches, toujours vêtue de noir, elle avait longtemps intimidé Axel. Petit enfant, il l’observait avec curiosité et méfiance, parce que cette femme ténébreuse lui rappelait une sorcière de trop bonne apparence, vue dans un livre d’images. À onze ans, en revanche, il aimait qu’elle le complimentât sur sa taille, plus élevée que la normale, et la façon qu’elle avait de l’embrasser, en appuyant avec fougue des lèvres chaudes sur sa joue, le troublait.
     
    Axel ne rechignait jamais, quand on l’envoyait à l’épicerie chercher un condiment ou un fromage. Il lui arrivait même de s’y arrêter sans raison, au retour d’une promenade, pour le plaisir de bavarder avec Rosine, qu’il ne voulait plus appeler Tignasse.
     

    La crise économique qui sévissait en France – des émeutes dues à la disette avaient éclaté à Caen – se répercutait sur le négoce local et de transit. À Paris, le quintal de blé était passé de 58 à 80 francs en l’espace d’une saison et la rente de 5 pour cent, à la suite d’une panique financière consécutive à la banqueroute ou aux difficultés de plusieurs banques parisiennes importantes comme Laffitte, avait perdu la confiance des épargnants. Le 5 pour cent ne cotait plus que 47,50 francs, alors que Métaz l’avait acheté 80 francs un an plus tôt.
     
    Le fait que les ports de Marseille et de Bordeaux soient bloqués par la Royal Navy compromettait le commerce international. Le nombre des chômeurs augmentait chaque mois.
     
    L’exploitation des carrières de Meillerie, qui fournissaient la pierre nécessaire à la construction des routes et ouvrages d’art ainsi qu’aux entrepreneurs de Genève et de Nyon, assurait cependant, avec les transports de bois, de vins et de denrées, un bon revenu à Guillaume Métaz. La reprise des hostilités avait même ouvert à son entreprise un nouveau débouché : la flotte française achetait à Vevey les fromages de la Gruyère que Métaz livrait à Toulon, via Genève et Lyon. Le mari de Charlotte, dont l’habileté commerciale était depuis longtemps reconnue, avait, de plus, acquis une réputation de négociateur compétent. Dans l’affaire qui opposait les édiles à l’ordre de Saint-Jean, dont le gouvernement avait séquestré les terres et les vignes afin de les réunir au domaine cantonal, Guillaume s’était entremis et avait obtenu pour l’intendant de Saint-Jean, le commandeur Charles de Wigand, une rente viagère appréciable. On prévoyait que M. Métaz entrerait bientôt au conseil d’une commune dont le nombre d’habitants augmentait chaque année.
     
    Les trois meilleurs hôtels de la ville, dont celui de M. Gabriel Monnet, les Trois-Couronnes, faisaient régulièrement leur plein

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