Helvétie
de voyageurs et Vevey, grâce à quelques hommes entreprenants, devenait une vraie ville. Il ne se passait pas de mois sans qu’on abattît une partie des anciens remparts et quelque antique porte médiévale pour construire de nouvelles maisons, des ateliers ou élargir les rues. C’est ainsi que l’ancienne porte du Chapitre venait d’être démantelée, afin de faire place à une extension du grenier à blé, bâti autrefois par les Bernois.
Dans cette cité paisible et prospère, Axel trouvait encore à s’instruire de façon plaisante, en passant des heures au musée ornithologique fondé par le pasteur Daniel-Alexandre Chavannes, secrétaire du Grand Conseil cantonal, professeur de zoologie à l’Académie de Lausanne, ou au nouveau musée d’Histoire naturelle ouvert par le docteur Louis Levade, naturaliste, historien et numismate. Il lui arrivait aussi d’aller chez Doret voir scier les marbres importés d’Italie ou de rendre visite au paysagiste Alexandre Calame, dont il admirait la maîtrise. Il ne se risquait pas, en revanche, chez un autre peintre de grand talent, François-Aimé-Louis Dumoulin, qui, en 1805, avait illustré de cent cinquante gravures le Robinson Crusoé de Daniel Defoe 2 . M. Dumoulin était fort en colère contre le Conseil des Douze de Vevey. Les édiles venaient en effet de renoncer à la création d’une école de dessin, qu’aurait dû diriger l’artiste, sous prétexte que les fonds municipaux seraient mieux employés à la démolition des portes et remparts qui bridaient le développement de la ville !
En utilisant ainsi le peu de loisirs que lui laissaient ses études, Axel Métaz ne faisait encore que suivre les consignes de son maître : « Regarde un moment chaque jour une belle chose, peinture, gravure, médaille, et un paysage », recommandait Chantenoz.
Le paysage, comme tous les Veveysans, le garçon le possédait en permanence. De la terrasse de Rive-Reine, quand il levait les yeux du livre qu’il étudiait, il laissait errer son regard sur un décor dont il goûtait mieux, à l’approche de l’adoles cence et d’une maturité précoce, toute la beauté. L’automne était sa saison préférée. À l’heure où le soleil déclinait du côté de Genève, après avoir doré les vignes toute la journée, les montagnes de Savoie devenaient une seule falaise mauve. Réduites fallacieusement à deux dimensions, leurs silhouettes, soudées et plaquées sur le ciel encore clair, ressemblaient à une découpure de carton à la Huber. Axel y voyait l’épine dorsale crénelée d’un monstre allongé sur l’autre rive du lac, toile de fond du théâtre lémanique. À ce moment-là, dans un reste de jour, de bizarres taches apparaissaient sur l’eau lisse et luisante. Les barques attardées, traçant un maigre sillage, imploraient de leurs voiles en oreille la brise indolente. Une soudaine paresse s’emparait des eaux et du ciel où les nuages se diluaient en effilochures indécises. Quand l’air fraîchissait, les canards et les foulques dérivaient au long des berges, engourdis et silencieux. L’heure était venue d’allumer les lampes. Axel reconnaissait le pas de sa mère sur le gravier et, bientôt, la voyait apparaître, enroulée, frileuse, dans son châle blanc.
– Tu as assez travaillé pour aujourd’hui, Axou. Polline servira dans un quart d’heure. Va te laver les mains et te donner un coup de peigne.
Le rite terminal d’une journée d’automne, dans le temps des vendanges, était ainsi consommé. En se dirigeant vers la maison, Charlotte à son bras, Axel savait déjà que tout au long de sa vie, quand il voudrait retrouver une sensation de paix et de bonheur, il penserait à ce moment, à ce décor, au pas léger de sa mère sur le gravier crissant, à la douce inflexion de sa voix : « Tu as assez travaillé pour aujourd’hui, Axou… »
À cette époque, Martin Chantenoz vit souvent son élève rêveur. Un matin, il l’interrogea.
– Je ne puis m’empêcher de penser à tante Mathilde. C’est bizarre, Martin, autrefois, quand elle était vivante, je pensais moins souvent à elle que maintenant. Ici, à Vevey, je peux croire qu’elle est toujours à Lausanne, mais je sais en même temps que, si je vais à Lausanne, je ne pourrai plus la voir ni lui parler. Ce que je ressens est difficile à expliquer !
– Le premier rapport que nous avons avec la mort nous laisse longtemps
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