Helvétie

lys – on dit qu’elle a dérobé le pot de fard de Junon –, Zeus travesti en taureau blanc comme neige, œil de velours, cornes d’or pur, mufle rose, poitrail frisé, parfumé à la violette et à la jacinthe comme une courtisane, notre Latin arrange les choses, enlumine le mythe, fait du théâtre. Revenons aux Grecs plus virils et moins farceurs, à Hésiode, au Sicilien Moschos, qui en cent soixante-deux vers, usant du dialecte ionien, a donné le ton de la légende. Tiens, voilà son dénouement, voilà le moment de la révélation pour la naïve Europe, dit Chantenoz en choisissant un mince volume broché.
     
    Il lut :
     
    » Où me conduis-tu, taureau divin ? Qui es-tu ? Pourquoi ne crains-tu pas la mer ? Serais-tu un dieu ? Malheur à moi qui ai quitté pour te suivre la maison de mon père ! – Sois sans peur : je suis Zeus, je t’aime, et c’est en Crète, dans cette île qui m’a nourri moi-même, que je t’emmène. Je t’y rendrai mère de nobles fils qui seront tous des porteurs de sceptres parmi les hommes. » Hein, c’est autrement sobre, élégant et évocateur et un peu plus près de l’origine historique de l’affaire…, si affaire il y eut jamais. Car ne se laissent enlever par les taureaux ou par les hommes que les demoiselles qui le veulent bien. Souviens-toi d’Hélène, Pâris n’eut guère à prêcher pour l’enlever à Ménélas !
     
    Comme Axel insistait pour savoir si la fable de l’enlèvement d’Europe avait ou non, chez les Grecs, un fondement historique, Chantenoz, qui préférait à tout la spéculation intellectuelle dont il avait su donner le goût à son élève, fit appel à Hérodote, « le père de l’histoire ».
     
    – Toutes les fables rassemblées dans la mythologie ont, mon garçon, un fondement historique. Mais il est bien souvent impossible de l’identifier. Car les hommes, qui ont besoin de passer de l’histoire, c’est-à-dire de la réalité vécue, aux mythes, à la fois pour se souvenir et pour se rassurer, usent d’allégories, de symboles, de signes qui, au fil des siècles, perdent toute signification. Si bien qu’aujourd’hui, en étudiant les mythologies grecque et romaine, nous ne savons plus distinguer le fond de la forme. Nous ne pouvons qu’interpréter, en fonction de nos connaissances, de nos expériences, en courant grand risque de nous tromper. Dans le cas de l’enlèvement d’Europe, Hérodote propose une interprétation que tu trouveras dans le livre dédié à Clio, muse de l’Histoire. Il raconte d’une façon plus humaine, mais tout aussi belle, l’arrivée des Phéniciens en Crète et l’enlèvement de Io, fille du roi Inachos, non par Zeus travesti en taureau mais plus simplement par des marins de Phénicie, en escale à Argos. Ces gais lurons emmenèrent la belle et quelques-unes de ses compagnes en Égypte. Je trouve un petit air de vérité au récit de l’historien d’Halicarnasse car il explique, comme tu pourras le lire, que ces demoiselles se pavanaient autour du vaisseau phénicien soi-disant pour faire des emplettes, mais plus sûrement, à mon avis, pour aguicher ces beaux marins aux muscles dorés, qui, comme tous les navigateurs, devaient être privés de tendresse féminine depuis longtemps !
     
    Or, la tendresse féminine, Axel, sans oser l’avouer et sans savoir exactement comment elle s’exprimait ou s’accueillait, avait maintenant envie d’y goûter ! Les temps lui furent favo rables et sa précoce maturité, décelable au duvet apparu depuis peu à l’ourlet de sa lèvre supérieure, le servit.
     
    La dissolution définitive de l’Empire français, le retour sans gloire ni grandeur de Louis XVIII à Paris, la déportation de Napoléon à l’île de Sainte-Hélène, la fondation en septembre de la Sainte-Alliance, tous événements qui semblaient inquiéter ses parents et les amis de ceux-ci, occupaient les adultes et donnaient à Axel une grande liberté de mouvement. Aussi se rendait-il de plus en plus souvent chez Tignasse, devenue sa confidente préférée. Longtemps, le garçon s’était intéressé au contenu de la boutique, support de ses rêveries exotiques. Depuis peu, sans même qu’il en fût conscient, Rosine Mandoz, plus que ses boîtes décorées, polarisait son attention.
     
    Tout le monde s’entendait pour dire que Tignasse possédait de grands yeux et de beaux cheveux, mais qu’elle n’avait rien d’attirant pour un homme, avec sa peau