Helvétie
pensée de Chantenoz et il osa le dire. Puis, cet auditoire lui paraissant réceptif, il se laissa aller à quelques confidences, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Il raconta comment son père avait participé à la guerre d’indépendance des colonies anglaises d’Amérique et assisté à la naissance des États-Unis, première démocratie constitutionnelle.
– Une phrase de Thomas Jefferson, principal rédacteur de la Déclaration d’indépendance, résume à mes yeux l’idéal qui doit animer ceux qui, comme M. Chantenoz et moi-même, croient à l’avenir de la démocratie. Cette phrase, mon père m’a obligé à l’apprendre par cœur. Je peux vous la réciter : « Nous considérons comme allant de soi les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux. Leur Créateur les a dotés de certains droits inaliénables dont la vie, la liberté et la recherche du bonheur. C’est pour assurer ces droits que sont institués parmi les hommes les gouvernements, lesquels tiennent leurs justes pouvoirs du consentement des gouvernés. Dès lors qu’une forme de gouvernement, quelle qu’elle soit, tend à détruire ces buts, le peuple a le droit de la modifier ou de l’abolir et d’instituer un nouveau gouvernement, en le faisant reposer sur les principes et en organisant ses pouvoirs dans les formes qui lui paraîtront les plus susceptibles d’assurer sa sécurité et son bonheur. » Tel doit être, à mon avis, l’évangile moderne des hommes libres, conclut Fontsalte, qui avait apprécié l’attention de l’auditoire.
– Permettez-moi de vous faire remarquer que cette proclamation américaine, belle et bonne, a été inspirée par les philosophes, dont un Suisse, le professeur Jean-Jacques Burlamaqui 4 . Ses Principes du droit naturel , publiés à Genève en 1747 et qu’il enseigna à tant d’étudiants, ne prônent pas autre chose que la tolérance, la liberté de conscience et l’égalité naturelle des hommes. Les Pères fondateurs avaient dû lire Burlamaqui !
– C’était déjà la justification des révolutions et de leurs excès, s’indigna Flora Baldini.
– Ce sont des principes, Flora. Leur application dépend de la sagesse des hommes, fit observer Martin Chantenoz.
– Ce sont des principes dangereux car les hommes ne sont pas sages. Ces principes, qui font si bon effet dans les discours, conduisent à la perte des valeurs morales, à l’anarchie, au désordre. Vous semblez tous oublier ce qui s’est passé en France ! La guillotine n’a pas seulement tué des milliers d’innocents, avant de trancher la tête des plus fameux bourreaux, elle a aussi anéanti une civilisation. Et cette façon qu’on a, maintenant, de mettre la religion au niveau des lois laïques, nécessaires à l’encadrement du peuple, et d’adapter sa pratique aux mœurs nouvelles, comme on retaillerait un habit aux mesures d’un héritier nécessiteux, ne me dit rien qui vaille !
À travers la véhémence du ton, Blaise reconnut chez Flora une incontestable sincérité. Cette femme méritait qu’on lui répondît.
– Bonaparte, mademoiselle, veut concilier les vieux principes qui vous sont chers, et ne sont pas tous condamnables, avec les nouveaux. Il tient, en effet, la religion pour essentielle en tant que discipline et morale à l’usage du peuple. Il ne nie pas l’existence de Dieu !
– Il a bien dit cependant : « L’homme est le héros de la création » ! Quelle outrecuidance ! lança la jeune femme.
Ce fut Martin Chantenoz qui répliqua avant Fontsalte :
– L’homme est bien une créature divine, non ? Alors, c’est bien le héros de la création au sens premier du terme, héros : celui qui est né d’un dieu ! Tu devrais être enchantée de cette promotion, exprimée par le général Bonaparte ! D’ailleurs, ce dernier est un bon chrétien et, de surcroît, catholique comme toi. Il a été baptisé à Ajaccio et il a eu pour parrain M. Laurent Giubeca, procureur du roi à Calvi. Et puis l’oncle du Premier consul a été ordonné prêtre en 1785. Cela devrait te rassurer, ironisa Chantenoz.
– Cela ne peut rassurer Flora car ce prêtre s’est défroqué pendant la Révolution, comme beaucoup d’autres. Et maintenant, il s’est mis aux affaires. Je le tiens de bonne source. Les fournitures de l’armée d’Italie lui rapportent plus que l’ancienne dîme, croyez-moi, dit posément
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