Helvétie
du Rhône, et la route passait ainsi d’une montagne à l’autre. Les hameaux blottis dans les crevasses de la Catogne, dont le sommet émergeait de la brume à plus de deux mille cinq cents mètres, ressemblaient à des ermitages abandonnés. Et cependant, les deux lieues qui séparaient Martigny de Saint-Branchier ne constituaient que l’antichambre du massif alpin. À peine les cavaliers s’étaient-ils élevés de trois cents mètres quand ils s’engagèrent sur la côte rude et sinueuse conduisant au val d’Entremont. Passé Orsières et son clocher roman, au pied duquel les chevaux soufflèrent un moment devant l’abreuvoir du village, la route s’étrécissait, devenait chemin muletier. Les charrois des jours précédents avaient creusé des ornières que la pluie emplissait d’eau jaunâtre. Sur les sombres contreforts des monts situés à droite du chemin, les mélèzes et les sapins dressaient leurs chandelles vertes. À gauche, sur les versants mieux exposés, on voyait, au voisinage des châtaigniers, de maigres cultures et des vignes peu soignées. Au contraire des vignobles ordonnés avec art sur les parchets étagés de Lavaux, en pays de Vaud, les vignes valaisannes, étiques et broussailleuses, se cramponnaient aux pentes ravinées, mal soutenues par des murets de pierre crue à demi éboulés.
Trévotte le Bourguignon retrouva la parole pour dire, devant un muletier requis pour le transport des rations de l’armée, son étonnement de voir la vigne croître à une telle altitude, sous un climat aussi âpre. Le paysan lui apprit que les étés étaient aussi chauds à flanc de montagne que dans la plaine, ce qui permettait au raisin de mûrir. L’hiver, la neige couvrait assez tôt les plants et protégeait les racines des ceps du gel qui leur eût été fatal.
Comme le maréchal des logis s’interrogeait sur la qualité du vin que pouvaient produire ces misérables vignes, le muletier lui tendit sa gourde.
– Goûtes-en un giclet, mon gars, tu verras !
Titus ne se fit pas prier.
– Râpeux, acidulé mais franc, dit-il avec l’assurance du dégustateur qualifié.
Puis, quand le muletier se fut éloigné et à l’adresse de Blaise, qui avait suivi l’expérience d’un air amusé, Trévotte bougonna :
» Par chez nous, à Meursault, ce vin à faire danser les chèvres, on le jetterait tout droit au tonneau à vinaigre !
À Liddes, au pied du mont Rogneux, où les cavaliers firent une nouvelle halte au milieu d’un bataillon de chasseurs à pied, Blaise apprit du curé Rausis que, vers sept heures du matin, le Premier consul était entré au presbytère, avec ses compagnons de route. Le prêtre leur avait servi du café.
Au cours de l’étape suivante, le capitaine Fontsalte voulut inspecter les deux bivouacs prudemment établis en dehors des villages, celui dit « des Prés » et, sous Saint-Pierre, celui que les gens du pays nommaient « camp des Français ». En ces lieux s’étaient succédé, depuis une semaine, les demi-brigades et les régiments en route pour l’Italie. Ils n’étaient plus peuplés maintenant que par les fantassins de la 40 e demi-brigade et quelques attardés de la légion italique du général Lecchi, composée de volontaires piémontais. On y attendait l’arrière-garde de l’armée et les convois de bagages.
Les soldats avaient abattu des arbres pour alimenter leurs feux, enlevé des pierres aux murets, abandonné des os, des caisses de biscuits vides et des détritus que fouillaient les chiens de ferme. Dans le pur décor des pâturages, les immondices répandues sur l’herbe foulée par les hommes et les chevaux donnaient au site bucolique l’aspect d’une plaie hideuse. Et les paysans, excédés, se plaignaient, à tout ce qui portait galons, de vols de légumes et volaille, de disparition de marmites et chaudrons empruntés jamais rendus !
Une lieue et demie seulement séparait Liddes de Saint-Pierre, où les cavaliers arrivèrent à la fin de l’après-midi, après avoir franchi plusieurs torrents sur des ponts de planches. Là, finissait la zone des forêts et se raréfiait la végétation. Saint-Pierre apparut comme un gros hameau, dont les maisons de bois se serraient autour d’un clocher lombard du xi e siècle. Près des habitations, les granges de rondins posées de guingois sur des socles de pierres sèches, destinés à les isoler de la neige et de l’humidité,
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