Helvétie
ressemblaient à de grosses ruches aveugles. Au fond d’une gorge se ruait en grondant le torrent de Valsorey.
Sur ce plateau verdoyant de la haute vallée d’Entremont, sorte de vaste scène ménagée par le plissement alpin dans le cirque des montagnes, l’air paraissait plus léger et, entre deux ondées, d’une exceptionnelle transparence. En contrebas des cimes blanches, les pentes jonchées de croûtes de neige glacée, que l’été ne dissoudrait pas, semblaient, au grand soleil, moins revêches. Mais au crépuscule, en ce printemps pluvieux, les rochers nus qui dominaient les prairies et les derniers bois de mélèzes déjà nimbés d’une ouate grise, croulant des sommets vers le village, suscitèrent subitement, chez Blaise, une angoissante sensation d’isolement. Lui qui, à l’exemple des sages grecs, fuyait d’ordinaire le nombre et les nombreux apprécia l’animation insolite que les militaires apportaient dans ce village perdu.
Avant de prendre un peu de repos, le capitaine voulut inspecter le bivouac des artilleurs, établi sur une esplanade naturelle à l’entrée du village. Il délégua Trévotte à la recherche d’un gîte et d’un souper et s’éloigna en direction du plateau de Raveyre, une prairie pentue, où les canons et les obusiers avaient été démontés et emballés pour l’ultime trajet vers le Grand-Saint-Bernard. Le site, déboisé par les militaires comme par une tornade, n’offrait plus au regard que les derniers affûts, caissons, roues et piles de caisses de munitions en attente d’expédition.
Les premiers artilleurs, arrivés avec l’avant-garde de Lannes, apprenant, à Saint-Pierre, que la montée au col s’effectuerait dans la neige et sur un sentier glacé bordé de précipices, avaient compris que les traîneaux à rouleaux, fabriqués à Auxonne à la demande du général Gassendi et attendus avec impatience, seraient inadaptés au transport des canons. Ils avaient donc abattu des sapins, évidé les troncs pour y enfermer leurs pièces comme fuseau dans son étui.
Devant Blaise de Fontsalte, un officier d’artillerie, qui surveillait le chargement des munitions sur les mulets réquisitionnés, attribua l’idée de cet emballage au Premier consul. Le capitaine se garda bien de le détromper, sachant que, depuis le 18-Brumaire, certains voyaient en Bonaparte un génie universel d’où procédait toute initiative.
Blaise savait cependant à quoi s’en tenir sur l’origine du système par une lettre qu’Alexandre Berthier avait adressée, de Saint-Pierre, le 16 mai, au Premier consul, qui se trouvait encore à Lausanne. Après avoir fait état des difficultés qu’il rencontrait pour faire passer l’artillerie de la division Boudet en Italie, le général ajoutait : « Tous les traîneaux sont inutiles ; les gens du pays s’y connaissent mieux que nous ; ils prennent une pièce de rondin de sapin qu’ils évident à moitié, ils placent la pièce dans le creux et, avec soixante hommes, ils traînent une pièce de 8 en haut du Saint-Bernard. »
Depuis toujours, les paysans de l’Entremont savaient en effet manier la hache courbe, au tranchant en demi-lune, pour évider les troncs des sapins à moelle tendre. Ils confection naient ainsi des auges, des abreuvoirs, des conduites pour détourner l’eau des torrents vers leurs moulins et s’en servaient en hiver comme traîneaux pour transporter les pommes de terre et les cruches à lait. L’un d’eux avait sans doute suggéré qu’on pouvait aussi bien y coucher des canons.
Les pièces de 8 13 , les pièces de 4 et les obusiers, pesant respectivement mille six cent cinquante, mille cinquante et mille six cents kilos, avaient donc été démontés, séparés de leur affût et de leur caisson puis emmaillotés dans les sapins. Il ne restait qu’à atteler des mulets ou des hommes à ces charges, en prenant soin toutefois, pour diriger l’attelage et éviter les glissades incontrôlables, de placer dans la bouche du canon, dirigée vers l’arrière, une pièce de bois, sorte de gouvernail, fermement tenue par des canonniers.
Un bataillon de la 59 e demi-brigade et six cents hommes de la division Loison, contraints, à raison de soixante par pièce, de tirer sur la neige et la glace jusqu’au col une douzaine de canons, avaient refusé de renouveler l’exploit. Le colonel Ribeyre avait appris aux Affaires secrètes, par un message de Marmont,
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