Helvétie
qu’on avait, à cette occasion, frisé une rébellion. « Ils s’en sont tirés avec une peine excessive, et grâce aux coups que les officiers ont distribués ; mais ils sont si fatigués, harassés et mécontents qu’il est impossible de les faire recommencer », avait prévenu le commandant en chef de l’artillerie.
Depuis que le bruit s’était répandu, jusque dans la vallée, qu’une pièce de 8 avait entraîné trois canonniers dans un précipice d’où personne n’avait pu les tirer 14 , l’état-major offrait aux paysans valaisans mille francs par pièce de 8 montée de Saint-Pierre au col du Grand-Saint-Bernard. Les gaillards qui avaient les premiers accepté cette proposition s’étaient récusés dès le deuxième voyage. Finalement, les soldats avaient dû s’atteler eux-mêmes aux traîneaux improvisés pour faire passer le col aux derniers canons.
Les grenadiers de la 96 e demi-brigade, à raison de quarante hommes par pièce, avaient transporté sans regimber leur artillerie en Italie. Les uns, la corde à l’épaule, tirant les canons dans leurs berceaux de bois comme les esclaves de la Volga les chalands des boyards, deux hommes portant un essieu, deux autres une roue, d’autres se relayant pour charrier les constituants du caisson tandis que les moins robustes se chargeaient des fusils de leurs camarades. Et, pour prouver leur patriotisme, ces hommes, donnant un bel exemple à l’armée, avaient refusé la gratification de deux mille francs que leur attribuait leur général !
Tout cela n’étonnait guère les habitants de Saint-Pierre qui, en temps ordinaire, assuraient une forte part de leurs revenus grâce au transport des marchandises destinées à l’Italie ou qui en provenaient. Les muletiers et guides de Saint-Pierre, constitués en corporation fermée, étaient liés par un accord ancestral avec leurs collègues muletiers de Saint-Rhémy, premier village du versant italien. L’échange des marchandises d’un pays à l’autre se faisait au Grand-Saint-Bernard. Valaisans et Valdotains ne pouvaient entrer en concurrence tarifaire, ce qui eût été préjudiciable à tous.
Ainsi, en temps de paix, plus de soixante mulets bâtés partaient de Saint-Pierre, chaque matin, et y revenaient le soir, chargés chaque fois de trois cents livres de marchandises. Il en coûtait vingt-cinq batz pour la location d’un mulet et de son maître. Le commissionnaire chargé de l’organisation et de la coordination des transports percevait un batz par mulet.
Tandis que Blaise traversait le village à la nuit tombante, un attroupement de paysans attira son attention. Un muletier, qui revenait de l’hospice, racontait à ses amis qu’il venait de conduire le général Bonaparte, le prenant un long moment pour un simple capitaine. La mule du Premier consul ayant trébuché, il avait dû retenir ce dernier pour l’empêcher de tomber. Après cet incident, le général, s’étant fait connaître, lui avait demandé son nom avant de le féliciter pour son sang-froid. Bonaparte avait aussi promis d’envoyer une récompense 15 .
– Il a voulu savoir combien coûte une maison à Saint-Pierre, conclut le muletier.
– Et qu’as-tu répondu ? demanda un paysan.
– J’ai dit comme ça mille ou douze cents francs.
– Mille francs, c’est ce qu’on nous a promis par canon monté jusqu’à l’hospice et beaucoup ne sont pas encore payés, bougonna un villageois qui s’était échiné gratis pour l’armée française.
Blaise savait que sa stature et ses galons de capitaine le désignaient trop souvent comme receveur des plaintes de toute sorte, aussi s’éloigna-t-il rapidement pour aller retrouver son ordonnance à l’auberge de la Colonne-milliaire, où le repas devait être commandé.
Quelques heures plus tôt, le général Bonaparte y avait été accueilli par Nicolas-Anselme Moret, notaire et châtelain du bourg. Le Premier consul, après s’être restauré d’œufs et de fromage, avait tenu conseil avec les généraux Murat et Marmont. Puis, suivi de son escorte, il s’était mis en route pour l’hospice, sur la mule de Nicolas Dorsaz.
Tout en faisant, à l’exemple du Premier consul, honneur au menu proposé par l’aubergiste, fier d’avoir servi « le plus grand soldat français », Blaise apprit que l’établissement, renommé jusqu’en Piémont, tirait son nom de la proximité d’une borne romaine
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