Helvétie
équilibre entre action et contemplation. Lui revint alors à l’esprit une phrase de saint Thomas d’Aquin, sou vent citée par son directeur de conscience à l’École royale militaire d’Effiat : « Ceux qui sont mieux adaptés à la vie active peuvent se préparer à la contemplation dans la pratique de la vie active, tandis que ceux qui sont mieux adaptés à la vie contemplative peuvent prendre sur eux les œuvres de la vie active, afin de devenir encore plus aptes à la contemplation. »
Blaise de Fontsalte, à ce moment de sa vie engagé dans la guerre, suprême expression physique et mentale de l’action, se remit en route vers le couvent. S’il cédait un jour à l’impérieux besoin de solitude qui parfois l’assaillait, si, fuyant le monde, il essayait d’accéder à « l’indifférence sacrée » des contemplatifs, c’est en ce lieu qu’il viendrait tenter l’expérience.
Devant l’escalier à auvent de l’hospice, la neige avait été si souvent piétinée, pendant des semaines, par des milliers d’hommes, qu’elle était damée comme cour de ferme. La veille, le général Bonaparte, accueilli par le prieur Jean-Baptiste Darbellay, avait passé deux heures dans le couvent pour s’entretenir avec des religieux avant de descendre à Étroubles, sur le versant italien, où il devait passer la nuit. Le cuisinier avait servi au Premier consul un rôti « sauvé de la rapacité des soldats », précisa le chanoine qui reçut Fontsalte et lui apprit aussi que l’avant-garde de Lannes était bloquée devant le fort de Bard.
Blaise surprit le religieux en demandant, après une brève station à la chapelle, à voir la morgue où, depuis plus d’un siècle, les chanoines recueillaient les corps des victimes de la montagne.
Hors du couvent, dans un bâtiment bas ne comportant qu’une grande salle voûtée, éclairée par une unique fenêtre, il vit, alignées contre les murs, des momies à face de cuir noirci par le gel, des squelettes préservés de la dislocation par des lambeaux de vêtements ou d’uniforme, des ossements épars.
– Ils sont tels que nos marronniers, aidés depuis 1774 de nos bons chiens, les ont trouvés, à la fonte des neiges, dans les congères ; tels que nous les avons extraits, trop tard bien sûr, du magma d’une avalanche. Il y en a de tout âge et de toute condition. L’égalité est là, Monsieur l’Officier. Une mère, par là, avec son enfant, un soldat, un contrebandier, un missionnaire. Le froid les conserve longtemps, mais ils finissent par tomber en poussière. Voyez cette poudre grise sur le plancher. Ce qui reste de nos plus anciens morts. Car nous sommes là depuis le xi e siècle, Monsieur l’Officier !
Blaise s’en retourna, emportant cette vision macabre mais goûtant à pleins poumons le plaisir égoïste d’être vivant. Un faux pas au cours des heures précédentes, et il eût pris place parmi ces marionnettes oubliées !
Confiés par leur guide de Saint-Pierre aux bons soins d’un guide de Saint-Rhémy, le capitaine et le maréchal des logis entrèrent en Piémont. La descente vers Étroubles, sur le versant italien, ne fut pas plus aisée que l’ascension du versant valaisan. À plusieurs reprises, les hommes et les chevaux roulèrent dans la neige et Trévotte finit par se faire une luge de deux planches enlevées à une palissade. Il glissa, en s’amusant comme un gamin, au risque, d’après le guide, de tomber dans une congère ou de se fracasser le crâne sur un rocher. Cet exercice rendit au maréchal des logis la belle humeur oubliée depuis deux jours. À l’étape d’Étroubles, où se trouvaient encore une partie de l’état-major et assez de provisions pour que le cuisinier de service pût confectionner de bons repas, il se décida à dire à Blaise de Fontsalte ce qui le tourmentait depuis trois jours.
– Excusez, citoyen capitaine, mais je voudrais savoir si ce qu’a dit la fille Baldini, quand j’ai été la sortir de la geôle de Vevey sur l’ordre du colonel Ribeyre, est bien vrai.
Surpris par la question, Blaise voulut savoir ce qu’avait bien pu dire l’espionne qu’il avait épargnée.
– Elle a dit… elle a dit… comment dire ? Ben, elle a dit, comme ça, que c’est parce que la femme Métaz vous a… reçu dans son lit que vous l’avez pas fait fusiller, comme on fait toujours pour les espions. Voilà ! Je voudrais bien savoir, sans
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