Hergé écrivain
position du capitaine, déchiré entre le jeûne et la noce (après tout, la Licorne est à la fois symbole de pureté et, sa cargaison de
rhum aidant, corne d’abondance). « Pirate d’eau douce »
contient la plus horrible des peines, après la soif : l’eau (on
sait qu’il arrive à Haddock de se trouver mal d’avoir bu unverre d’eau) et « cachalot » (« cache à l’eau » ?) se lit peut-être comme une variation sur le thème de l’immersion
dans un liquide non potable.
À cet égard, il n’est pas négligeable que François ait justement choisi de prendre sa revanche en faisant exploser
son vaisseau. Les tonneaux de poudre qu’il trouve dans la
sainte-barbe redoublent les tonneaux de rhum mis en
perce par les pirates. Ainsi la vengeance du chevalier
passe-t-elle par cela même dont il est sevré : les tonneaux ,
hyperbole comique des bouteilles ; le rhum , qui empêche
les gardiens de surveiller leur prisonnier et qui, mué en
poudre, signifiera pour eux un anti-rhum, la mort (phoniquement, « mort » est le palindrome de « rhum »).
4. Archibald, l’arroseur arrosé
Que retenir de cette lecture ? Ceci peut-être : à quelque
niveau qu’on les aborde, les insultes de François
de Hadoque fonctionnent sur un mode largement euphorique . Au plan des rapports pragmatiques entre les personnages, l’injure atteint le but qu’elle s’est fixé : annuler
l’impact des injures reçues, remporter verbalement une
victoire qui avère et symbolise un pouvoir d’un ordre différent. À hauteur des relations proprement textuelles, les
invectives se groupent en séries structurées, avant de
s’ouvrir, par la complexité de leurs formes et sens, aux
réseaux de l’œuvre.
Pour son descendant, il n’en va pas tout à fait de même.
La forme des insultes a beau n’être pas modifiée, quelque
chose, chez Archibald, dysfonctionne.
Essayons, quitte à simplifier un peu, d’éclaircir cette
rupture (relative, bien entendu, puisque les injures du
capitaine Haddock peuvent porter à conséquence, mêmes’il est indéniable que les réussites se raréfient à mesure
qu’avance la série).
Première différence : l’écart entre la violence des termes
et leur faible impact sur le comportement de l’allocutaire.
De cet échec, il faut chercher la raison dans la distance qui
sépare les deux pôles de l’échange polémique qu’est
l’injure : l’insultant et l’insulté. Or, s’agissant du capitaine, cette distance est souvent double :
— spatio-temporelle : à bien des reprises, les insultes de
Haddock sont lancées dans le vide, la cible se faisant invisible ou ayant déguerpi depuis belle lurette. Le poing qui,
invariablement, alors se lève n’est plus signe de menace,
mais toujours de colère impuissante. C’est en vain que
Haddock s’époumone, comme Tintin, plus pragmatique,
s’empresse de le lui rappeler : « Inutile, capitaine, il est
trop loin maintenant. » ( Coke en stock , p. 49) ;
— psychologique : dans bien des cas, trouvant plus fort
que lui, le capitaine est obligé de faire marche arrière et de
battre en retraite. Dans Les Bijoux de la Castafiore , par
exemple, il n’a ni l’aplomb ni l’à-propos des formules du
perroquet que lui offre la cantatrice, et il ne s’en sort que
par la force ou en faisant éloigner l’animal. De même dans
l’île du chevalier, l’échange verbal entre Archibald et les
descendants des oiseaux instruits par son aïeul ne tourne
pas à l’avantage du premier : au feu d’artifice des perroquets, il ne peut opposer qu’une très molle résistance et
doit se contenter de répéter quelques insultes isolées , discontinues, là où la force de la figure vient surtout, à côté
de son caractère imprévisible , de sa forme sérielle ; le capitaine n’arrive qu’à tirer quelques coups espacés, les perroquets par contre crachent d’entiers chapelets d’insultes.
Que la faiblesse de Haddock ressorte si vigoureusement
au contact des perroquets est révélateur : plus faible que
des animaux incapables d’autre chose que la simple répétition, le capitaine avoue que sa machine à paroles est
encore plus vide que la leur.
Les réussites, de leur côté, laissent apparaître une distance tout à fait comparable. Souvent, en effet, les victoires remportées par le capitaine sont fausses, soit qu’il
s’attaque à des ennemis désarmés ou moins nombreux
que le groupe dont il fait partie
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