Hergé écrivain
(ainsi les Berbères du Crabe aux pinces d’or , chassés non pas par les coups de
gueule d’Archibald, mais par les renforts qui arrivent juste
au moment où le capitaine se précipite seul, croit-il, sur
ses adversaires), soit qu’il s’en prenne à des êtres faibles (les
Dupondt, par exemple, si faciles à effrayer).
Or cette disparité tant physique que physiologique
modifie radicalement la fonction des « mots » du capitaine. Car à mesure que se rétrécit la dimension pragmatique de l’insulte, une fonction différente, émotive celle-là, s’impose. Là où dans ses premiers avatars, l’insulte
cherchait d’abord à faire peur, ses formes évoluées sont
surtout un moyen de caractérisation. Étant donné que
l’échange d’insultes n’est plus cette épreuve qui permet au
héros de se manifester et de se qualifier comme tel, lancer
des insultes devient un moyen de signifier un état d’âme.
C’est dire qu’un déplacement s’opère de la communication avec autrui à l’expression de soi : l’ injure de Hadoque
devient le juron de Haddock.
Une seconde différence tient à la mise en série des
insultes, car ni pour le capitaine ni pour son ancêtre, injurier n’est un acte singulatif. Dans les répliques de François, l’ordre et le nombre des termes étaient loin d’être
abandonnés au hasard. Obéissant à divers procédés de
variation et d’intensification, la série se clôt sur un feu
d’artifice qui justifie le point final. De cet enchaînement
réglé ni de cette stricte démarcation, les traces n’abondent
dans les sorties d’Archibald : plutôt qu’à une véritable énumération caractérisée par une structure interne et une
fin surdéterminée, l’on aurait affaire à des accumulations 11 déstructurées et pouvant se poursuivre presque indéfiniment. C’est d’ailleurs dès Le Secret de La Licorne qu’affleure
cette dégradation de la série. Le trait le plus caractéristique en est la banalisation de la clausule, retour à l’ordre
qui atténue la force de l’ensemble : « Chauffard !…
Cyclone !… Bachi-bouzouk !… Écraseur ! » en serait un
exemple élémentaire (p. 56). Le « Négrier, va ! » de Coke
en stock (p. 49), qui clôt une théorie d’insultes pourtant
assez réussie, en constituerait un cas limite. Prise dans des
séries parfois peu agencées et de plus en plus longues et
répétitives, l’insulte haddockienne subit une usure qui la
fait glisser vers le cliché. Aussi les injures ont-elles souvent
un aspect involontairement autoparodique : le répertoire
d’injures tourne en dérision la colère qui par lui s’expose.
Par rapport aux exemples de son ancêtre, le discours du
capitaine Haddock se révèle donc, dans une mesure non
négligeable, n’être que du « perroquet ». Archibald singe
tant bien que mal la parole de François. S’il en reproduit
correctement le lexique, il n’en maîtrise pas aussi bien la
syntaxe. Plus : les perroquets qu’il rencontre sur son
chemin s’avèrent des apprentis autrement rapides et
délurés.
Toutefois, à replacer cette usure dans l’ensemble des Aventures de Tintin , un jugement plus nuancé peut être
porté. La dégénérescence discursive est en effet à l’unisson
de toute une série de petits décalages entre Hadoque et
Haddock qui disent tous l’ambivalence foncière de ce dernier dont l’entrée en scène avait justement déclenché dans
les albums le passage d’une conception mythologique àune approche plus réaliste, c’est-à-dire moins idéalisée, du
monde. Ambivalence du langage : car même si ses invectives n’offrent qu’un reflet plus ou moins pâle de son
ancêtre, Archibald reste quand même un fort en gueule.
Ambivalence de la physionomie : en dépit du fait
qu’Archibald doit renoncer aux cheveux longs de François, le capitaine réussit à garder intacte une barbe exposée
à des agressions sans nombre tout au long de la série (et
cela dès Le Trésor de Rackham le Rouge où Archibald se
blesse en mettant le casque de son scaphandre). Ambivalence morale aussi : dans la fameuse scène du Secret où
Archibald prend la place de François (dont il raconte le
journal), il se met également, ne fût-ce qu’une seule fois,
dans la peau des pirates (dont il mime l’abordage). Mais
le plus bel emblème de cette duplicité est orthographique : c’est en effet dans la « normalisation » d’une graphie archaïque – Ha D o QUE devenant
Weitere Kostenlose Bücher