Hergé écrivain
dans la séquence du duel, le mot
« poudre » sur l’un des tonneaux se rétrécit en (quasi-)
injure : « pou ». Et les conséquences pour une insulte
comme « porc-épic » ne doivent guère être soulignées : le
mélange burlesque du haut et du bas, du porcin et de
l’épique, est tout à fait à la hauteur des qualités rhétoriques du discours qu’il couronne.
Mais passons à l’animalisation de Rackham, où des
procédés identiques sont à l’œuvre. S’il tient aussi du rat,
le pi ra te Ra ckham est d’abord un oiseau : de la pie , il a le
nez ou plutôt le bec, et à l’instar de cet oiseau, il s’avère
adapté au vol, dans les deux sens du mot (le goût du lucre
hante également les parties homophones « rat », au sens
d’avare, et « Rack/raque », « raquer » étant un mot populaire pour « payer »). Le calembour sur voler l’apparente
aussitôt à ceux qui, deux siècles plus tard, livrent une
guerre sans merci à l’héritier de François : la lutte entre
Rackham le Rouge et le chevalier de Hadoque préfigure
ainsi les démêlés non moins violents du capitaine Haddock avec les cupides frères Loiseau – antiquaires et
truands –, comme pour mieux souligner les rapports
faux, moralement parlant, qu’ils entretiennent avec le
passé, objet d’exploitation et non de vénération (comme
c’est le cas pour le capitaine, qui par là mérite le trésor que
son ancêtre a enlevé au pirate).
Au plan symbolique, et l’on passe ici des injures de
Rackham aux supplices qu’il promet à François, l’accentuation progressive de la barbe s’accorde parfaitement
avec l’esprit de l’insulte en général et de l’album Le Secret
de La Licorne en particulier. Partie mâle par excellence du
système pileux, la barbe représente, davantage encore que
les cheveux, la virilité (surtout si, comme dans les injures
de Rackham, les poils de la barbe subissent une érection
et deviennent les piquants du porc-épic). Le fond du
débat est donc sexuel, comme il n’est pas rare dans
l’insulte en général et comme il sied dans un album
marqué par l’entrée du Père dans le microcosme de la
famille hergéenne. C’est en sauvant la chose que Rackham voudrait lui arracher que le chevalier de Hadoque
se qualifie en tant que père fondateur, se montrant digne
du rôle que son lointain descendant lui réserve.
Quant à François, ses menaces et ses injures se moulent
sur celles de Rackham, qu’elles combattent en les réfléchissant de manière très scrupuleuse. C’est d’abord, mais
pas exclusivement, la dernière partie de la harangue de
Rackham qui est reprise. « Avaler ta barbe » ressurgit sous
la forme du verbe « déplumer », là où « porc-épic » est
remplacé par « perroquet bavard ». Le rapport, ici, est
formel autant que sémantique. Paronomase de « porc-épic », « perroquet » constitue une parodie de l’humain
(de la parole humaine en l’occurrence) que la série des
injures tend à raturer : traité de « bav ard », le discours se
dégrade en écume, s’identifie à un écoulement de salive ;
télescopé avec l’espèce canine, le « per roquet » finit par ne
plus produire que des aboiements informes.
Après une série de variations dont on reparlera, c’est
l’exorde du discours de Rackham que redisent les dernières répliques de François. « Écorcher » devient
« embrocher » et « chien », « cachalot » (dans ces renvois
réciproques, la prolifération des chuintantes sourdes joue
évidemment un rôle cimentaire de tout premier rang).
La répétition des paroles de Rackham par celles de
François met au jour la fonction proprement magique,
qui ensorcelle et exorcise en même temps, du discours
injurieux : c’est en reproduisant intégralement les invectives du pirate que le chevalier de Hadoque parvient à
briser le sort jeté par les insultes de Rackham. Aussi la
stratégie de François fait-elle fond sur le principe fondamental du potlatch : la réduplication annihilante.
Or, non content d’imiter les dires de Rackham, François y ajoute la triple charge « flibustier de carnaval »,
« pirate d’eau douce », « anthropopithèque », dont le
point d’orgue illustre à merveille ce qu’Hergé attendait
d’une insulte réussie. Que le tir soit juste se remarque
d’ailleurs dans le silence qui, visuellement, s’installe. L’élément qui clôt la série des insultes cloue aussi le
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