Hergé écrivain
l’intérieur de laquelle ils
viennent se loger.
L’examen du second cas, celui des ballons, semble
confirmer ces observations. Les quelques expériences que
se permet Hergé sont toujours prudentes et, surtout, très
locales, du moins dans la version définitive des albums.
Pour peu en effet que l’on compare les différentes versions
des volumes redessinés, l’influence de la « ligne claire »
(qui est l’aboutissement du travail d’Hergé, non pas son
postulat de départ) saute immédiatement aux yeux. Dans
les premiers albums, les phylactères étaient plus désordonnés, alors que leur insertion dans l’image se faisait
souvent de façon extrêmement laborieuse, si ce n’est franchement maladroite. Lors du remaniement des volumes,
et grâce aux principes de clarté conquis par la lutte avec
un médium qui était à inventer, ce chaos initial s’est vu
domestiqué. Avec succès d’ailleurs, car dans la bande dessinée européenne le système hergéen a été repris jusque
par des dessinateurs qui ne se réclament guère de l’esthétique de la « ligne claire ». Tout s’est donc un peu passé
comme si les règles dégagées par les Aventures de Tintin s’étaient confondues avec l’essence même de la bande dessinée, alors qu’elles n’en sont manifestement qu’une voie
parmi d’autres.
Dans son avatar définitif, le phylactère hergéen est aussi
conventionnel quant à sa place et à sa forme qu’irrégulier
dans sa fréquence et dans ses dimensions.
Il peut remplir une ou plusieurs cases, puis disparaître ou
devenir minuscule, alors que son format est fonction de la
longueur, elle imprévisible, de l’écrit qu’il moule – et qu’il
moule avec toujours moins de fioritures, le filet qui le borde
se faisant de plus en plus rectiligne à mesure que la série
avance. Épousant les dimensions de l’écrit, le ballon
obtempère aux impératifs de la narration, tout comme le
fait d’ailleurs, dans un registre comparable, la case, dont le
fonctionnement a pu être qualifié de rhétorique :
[Chez Hergé] la case et la planche ne sont plus des éléments
autonomes, elles sont soumises à un récit qu’elles ont pour
fonction de servir. La taille des images, leur disposition, l’allure
générale de la page, tout doit venir appuyer la narration. […]
Un tel fonctionnement est typiquement rhétorique : la
dimension de la case se plie à l’action qui est décrite,
l’ensemble de la mise en pages étant au service d’un récit préalable dont elle a pour fonction d’accentuer les effets 3 .
Hergé est donc aux antipodes d’un auteur comme
Jacobs, par exemple, chez qui les ballons s’intègrent à la
composition visuelle de la page. Dans le système jacobsien, la répartition des phylactères redouble la structure
des cases, laquelle préexiste toujours au dessin 4 .
Évidemment, le soin des rapports entre ballons et cases
– ou entre ballons et ballons – ne fait pas défaut chez
Hergé, témoin par exemple un très beau strip de L’Étoile
mystérieuse (p. 35), où la répartition spatiale des phylactères (avec leur justification, si l’on peut dire, tantôt à
droite, tantôt totale, tantôt à gauche) souligne harmonieusement la structure en éventail de la bande.
De part et d’autre de la mince vignette centrale, largement remplie d’un phylactère, s’étendent deux cases
plutôt larges et presque identiques, harmonieusement
découpées horizontalement par une série de lignes superposées qui barrent toutes la totalité de la vignette : la ligne
des ailes de l’avion, puis celle de l’horizon, enfin celle du
bord inférieur du ballon. Un effet non moins intéressant
est obtenu par cette image de Vol 714 pour Sydney , p. 22),
où la ligne des phylactères descendant vers la droite
contredit la marche en zigzag qui est ou devrait être celle
du capitaine, préfigurant ainsi sa chute prochaine (dans la
case suivante, Haddock, qui avance les yeux bandés, va en
effet se heurter à un arbre).
Ces exemples sont toutefois plus rares qu’on ne pourrait
le penser et cette faible fréquence n’a rien d’étonnant,
puisque chez Hergé la page et, partant, les ballons ne s’organisent pas en fonction d’un schéma préconstruit, comme
on en trouve chez Edgar P. Jacobs, par exemple. Ainsi que
Benoît Peeters l’a souligné, le découpage des unités n’obéit
pas à des critères visuels ; ce qui importe, ce sont les impératifs du récit (il
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