Hergé écrivain
petite
famille à se replier frileusement sur elle-même, il est
normal que l’anti-modèle qu’étaient les Dupondt puisse
devenir le modèle ou le moteur de développements originaux. Contrairement aux membres de la famille, tournés
vers le passé, ils ne mourront pas sans postérité. Seulement, ce n’est pas une lignée au sens biologique du terme,impliquant une différence d’âge entre les générations qui
se relaient. Ici, la reproduction est plutôt horizontale, se
faisant comme par scissiparité. Les Dupondt n’engendrent pas des êtres nouveaux, ils contaminent ceux qui
existent déjà pour en faire des couples désindividualisés .
Exclus d’une famille de plus en plus figée, les Dupondt
vont se venger en peuplant l’univers de petits Dupondt.
Commençant dès L’Affaire Tournesol 9 , cette « revanche »
se fera en deux temps : à l’extérieur, puis à l’intérieur de la
famille (mais la coupure n’est pas nette).
Dans L’Affaire Tournesol , les agents bordures, parfaits
robots à l’image de l’État totalitaire qui les emploie, portent tous le même uniforme : même feutre brun, même
imperméable bleu gris. Or ce costume n’est pas inconnu.
Il s’offre d’emblée comme une variante très lisible, moins
vieillotte mais aussi plus minable, moins « british » si l’on
veut, du déguisement de l’agent secret en civil qui est aussi
celui des Dupondt. Ce point importe, car il s’ensuit que
la répétition accrue qui, sur le plan des signes , va être le
trait majeur de la Bordurie de Plekszy-Gladz, doit se lire
non seulement en référence à quelque société historiquement attestée (l’Union soviétique de Staline), mais qu’elle
joue aussi et surtout par rapport à un modèle interne à la
série : la gémellité des Dupondt. De ces derniers, les
doubles bordures sont comme l’agrandissement numérique et l’inversion axiologique. Par leur grand nombre,
ils transforment les Dupondt en de véritables individus(et il est vrai que, s’ils ont des supérieurs, on ne leur voit
jamais de véritables collègues : les Dupondt sont uniques
en leur genre ). La distance entre les deux détectives et les
Bordures est celle qui sépare les policiers individuels de
l’État policier.
La présence en filigrane des Dupondt dans la société
bordure se lit non seulement dans la prolifération de
couples d’agents, mais affecte aussi le symbole par excellence du régime en place : la moustache de son chef
Plekszy-Gladz, signe omniprésent – des brassards à la carrosserie des voitures, des drapeaux à l’almanach des postes
– et partant totalitaire. Comment dessiner des moustaches aux statues de Plekszy-Gladz ?
Que cette moustache soit inséparable de celle des
Dupondt, on en voit une preuve tout à fait concluante
dans le traitement mimographique 10 de l’objet. Car moustachiste, la vie en Bordurie l’est jusque dans son alphabet.
Là où les Dupondt moulaient encore leurs moustaches
sur la forme des lettres D et T qui les distinguent, Plekszy-Gladz glisse sauvagement des accents circonflexes en
forme de moustache dans le lexique bordure. Tyrannie, là
du logos sur l’être, ici de l’être sur le logos 11 . Tyrannie ironique que cette dernière, car à passer en revue les mots
ainsi accoutrés – la capitale Szohôd ( fou , en flamand), Tzôhl ( douane ), l’Hôtel Zsnôrr ( moustache , en flamand) –,
l’on se rend vite compte que seul le O se voit mis à contribution, comme si c’était le vide et le néant qu’il s’agissait
à tout prix de couronner littéralement.
L’ascendant le plus direct du modèle des Dupondt
s’observe pourtant dans l’interlude de Kronick et Himmerszeck, véritables sosies des deux policiers (que l’analogie de leurs noms et de leurs visages ne s’avère pas parfaite est loin d’être fortuit : le couple bordure n’est pas une nature , c’est un état de choses dénaturé , imposé par le
régime moustachiste). On les présente comme des interprètes (d’emblée, leur parole ne fait donc que redoubler
celle des interlocuteurs). Faut-il davantage pour qu’on
cherche à traduire leurs noms ? La répétition, ici encore,
fait rage : Kronick évoque le « malade chronique », Himmerszeck est une transposition phonique assez fidèle de immer ziek ( toujours malade , en flamand). Malades, ils ne
vont d’ailleurs pas tarder à le devenir sous l’influence de
ce que l’on suppose être un vice invétéré :
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