Herge fils de Tintin

dessinées
pendant la guerre. Je ne faisais pas de propagande allemande.Je ne me considérais pas comme ce qu’on a appelé un
« incivique » 9 .
    Idéologue plus averti, Raymond De Becker se livra
dans sa prison à une analyse plus fouillée de sa propre attitude sous l’Occupation. Dès 1945, c’est dans la psychologie des profondeurs – d’un Jung lui-même bien compromis – qu’il cherchait à trouver l’explication d’un
« phénomène social aussi important que celui de la collaboration, et par certains côtés si aberrant » :
Il nous est difficile de comprendre notamment comment les
actes des dirigeants allemands, qui contredisaient si souvent
les aspirations les plus profondes des « collaborateurs »,
furent si difficilement aperçus pour ce qu’ils étaient vraiment. […] Nous nous demandons s’il ne faut pas retenir
l’idée de Jung d’après laquelle le National-Socialisme fut la
plus grande épidémie mentale que connut l’Europe depuis le
Moyen Âge. […]
    Bien des gens qui ont collaboré, et qui ne manquent ni
d’intelligence ni de sincérité, se trouvent aujourd’hui comme
au sortir d’un état d’ivresse : c’est à peine s’ils se souviennent
du caractère réel de leurs actes passés et se demandent comment ils purent être ainsi ce qu’ils furent en réalité 10 .
    Pour Hergé, cette gueule de bois va prendre une forme
spécifique : la dépression nerveuse. Il mettra quinze ans à
s’en relever.
    Au début pourtant, il ne s’interrompt pas dans ses travaux. L’interdiction de publication qui le frappe ne
concerne que la presse, pas les albums. Il achève la mise en
couleur de Tintin au Congo et s’enquiert des originaux du Sceptre d’Ottokar , bloqués à Paris depuis le début de la
guerre. Le soutien quotidien d’Edgar Jacobs lui est particulièrement précieux. N’est-il pas venu, un soir de grande
manifestation patriotique, tenir compagnie à Georges et à
Germaine, un gourdin à la main, au cas où l’on s’en prendrait à ses amis 11  ? Avec lui, Hergé conçoit trois débuts
d’histoires, sous le pseudonyme commun d’Olav : la première planche se déroule à Shanghai, dans une ambiance
très film noir ; la deuxième est de style western ; la troisième se passe dans le Grand Nord. De la bonne série B,
qui restera sans lendemain.
    À Tournai, les Casterman continuent eux aussi de le
soutenir avec force, ce dont Hergé leur sera toujours
reconnaissant. Du bord « patriote », dira-t-il, ce sont les
seuls à ne jamais l’avoir laissé tomber. Il faut dire que l’éditeur tournaisien a quelque raison de soutenir un auteur
dont le poids commercial ne cesse d’augmenter. Les
efforts des années de guerre portent leurs fruits : les ventes
des Aventures de Tintin progressent à vive allure. En Belgique d’abord, où les albums sont enfin édités en néerlandais, mais aussi en France, où Cœurs Vaillants reparaît,
avec un tirage nettement augmenté et où les « films fixes »
tirés des Aventures de Tintin sont projetés dans un nombre
grandissant de patronages. Charles Lesne le pense : « Le
moment semble venu de nous préoccuper des marchés
étrangers ; des projets sont en cours en ce qui concerne laSuisse, le Canada et la Hollande. Nous attendons également des précisions en ce qui concerne une offre pour
l’Angleterre 12 . »
    Dans le même temps, les rapports d’Hergé avec son
agent Bernard Thièry tournent à l’aigre. Comme l’écrit le
dessinateur : « Je ne vous cache pas que j’ai, depuis un certain temps déjà, lorsque je travaille pour vous, l’impression
très pénible de travailler dans le vide 13 . » Les cartes postales,
les nouveaux puzzles et divers autres projets ne progressent
guère. Hergé ne veut plus être dans l’entière dépendance de
son agent et lui demande l’autorisation de reprendre,
« momentanément et dans certaines limites », sa liberté
d’action. Mais Thièry proteste vigoureusement : si les
choses n’avancent pas plus vite, affirme-t-il, c’est pour des
raisons qu’ils connaissent l’un et l’autre ; en entendant le
nom d’Hergé, bien des portes se ferment désormais.
    Une chose est sûre : les temps sont à une justice expéditive. En Belgique, plus de six cent mille personnes ont été
inquiétées au cours des jours qui ont suivi la Libération ;
finalement, les tribunaux en condamneront un peu plus de
quarante mille pour « incivisme », mot qui en