Herge fils de Tintin
l’Occupant. La présence allemande et l’effacement
des partis traditionnels constituent à ses yeux comme à
ceux de bon nombre de ses proches l’occasion d’entreprendre les grandes réformes du système politique qui
n’ont pu aboutir avant la guerre.
Dans un entretien de 1973 avec deux journalistes néerlandais, Hergé reconnut d’ailleurs que son engagement au Soir « volé » ne pouvait prétendre à l’innocence :
Il est certain que Raymond De Becker avait de la sympathie
pour l’ordre national-socialiste, et sur ce point il était en
bonne compagnie avec Henri De Man. Je conviens que moi
aussi j’ai cru que l’avenir de l’Occident pouvait dépendre de
l’Ordre nouveau. Pour beaucoup, la démocratie s’était montrée décevante, et l’Ordre nouveau apportait un nouvel
espoir. Dans les milieux catholiques, de telles conceptions
étaient fort répandues. Au vu de tout ce qui s’est passé, c’était
naturellement une grossière erreur d’avoir pu croire un instant à l’Ordre nouveau 18 .
Il y crut, indiscutablement, et un peu plus qu’un instant.
Qu’on ne puisse entretenir d’illusion sur Le Soir de
guerre, un simple feuilletage suffit hélas à le prouver. Dès
les premières semaines, le ton du quotidien est sans ambiguïté. Le 6 septembre, la une annonce « un grand discours du Führer à Berlin » ; le 12, le journal stigmatise « la
ploutocratie de la City à la conquête du monde » ; une
semaine plus tard, un long article célèbre les exploits d’un
aviateur allemand : ce « brillant officier » a abattu 32
avions ennemis. Un autre jour, on se contente d’évoquer
« les arts plastiques dans le III e Reich » et d’encourager à
l’apprentissage de L’Allemand sans peine , grâce à la
méthode Assimil. D’autres fois encore, on essaie vaille que
vaille de rassurer une population excédée par les duretés
de la vie quotidienne. Le 9 janvier 1941, un encadré à la
une affirme ainsi :
Nous recevrons du seigle de l’Allemagne.
Ne nous affolons pas : il y aura du pain.
Prochain retour en Belgique de 27 650 prisonniers.
Il y a pire. Le 5 octobre 1940, Le Soir évoque « le recensement des juifs en France occupée », écrivant par
exemple :
Depuis quelque temps, les juifs qui étaient revenus à Paris et
dans les grands centres se montrèrent particulièrement arrogants. La population française supportait impatiemment
l’attitude de ceux qui semblaient n’avoir aucune conscience
de leurs lourdes responsabilités dans les événements qui ont
conduit la France à la catastrophe. Aussi, en ordonnant le
recensement des juifs pour contrôler leur activité, les autorités allemandes ont-elles pris une décision qui était vivement attendue par la population.
Le 13 novembre, c’est aux juifs de Belgique que le
journal s’attaque, sous le titre : « Aux cent mille juifs ! Le
ghetto d’Anvers. » À côté d’une caricature d’un certain
Raf, présentant six têtes d’allure simiesque, on peut lire la
triste prose du journaliste René Henrard :
Sitôt sorti de la gare, au lieu de prendre à droite, ce qui vous
mène au zoo – où les animaux pacifiques, policés et propres
sont encagés –, vous prenez à gauche – vers une jungle où les
bêtes sont sauvages et en liberté.
On pourrait, malheureusement, multiplier les exemples 19 .
La collaboration d’Hergé au Soir ne peut pas être
considérée comme un simple accident dû à son amitié
pour Raymond De Becker. Car, dans le même temps,
Hergé est entré en contact avec les responsables d’un autre
grand quotidien « volé », flamand celui-là : Het laatste
Nieuws . Il leur a proposé l’exclusivité des Aventures de
Tintin en néerlandais, envisageant même qu’ils éditent lesalbums. Un autre journal, Het Algemeen Nieuws publie Les
Exploits de Quick et Flupke . Les tirages additionnés de ces
différents titres atteignent les six cent mille exemplaires.
Le dessinateur avait raison : ce n’était pas « le moment de
se laisser oublier ».
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1 Lettre d’Hergé à Tchang Tchong Jen, 15 février 1977.
2 Témoignage de Denise Remi à l’auteur, mai 2002.
3 Lettre d’Hergé à Adolfo Simões Müller, 7 juin 1940.
4 Lettre d’Hergé au colonel Remy, 19 novembre 1976.
5 Lettre d’Hergé à Marijac, 1 er avril 1946.
6 Cité in J. Gérard-Libois et José Gotovitch, L’An 40 , Bruxelles,
CRISP, 1971,
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