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HHhH

HHhH

Titel: HHhH Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Laurent Binet
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route comme un serpent. J’entends le souffle de
Gabčík sanglé dans son imperméable, attendant sur le trottoir, je vois
Kubiš en face, et Valičík, posté en haut de la colline. Je ressens la
polissure glacée de son miroir, au fond d’une poche de sa veste. Pas encore,
pas encore, už nie, noch nicht .
    Pas encore.
    Je sens le vent qui fouette le
visage des deux Allemands dans la voiture. Le chauffeur conduit si vite, je le
sais, j’ai mille témoignages qui l’attestent, je ne suis pas inquiet de ce
côté-là. La Mercedes file à toute allure et c’est la part la plus précieuse de
mon imaginaire, celle dont je suis le plus fier, qui se glisse silencieusement
dans son sillage. L’air s’engouffre, le moteur ronronne, le passager ne cesse
de dire à son chauffeur, un géant, « schneller !
schneller ! » Plus vite, plus vite, mais il ignore que le temps a
déjà commencé à ralentir. Bientôt le cours du monde va se figer dans un virage.
La terre cessera de tourner exactement en même temps que la Mercedes.
    Mais pas encore. Je sais bien
qu’il est encore trop tôt. Tout n’est pas encore tout à fait à sa place. Tout
n’est pas dit. Sans doute je voudrais pouvoir reculer cet instant
éternellement, alors même que tout mon être tend si intensément vers lui.
    Le Slovaque, le Morave et le
Tchèque de Bohême attendent eux aussi et je donnerais cher pour ressentir ce
qu’ils ont ressenti alors. Mais je suis bien trop corrompu par la littérature.
« Je sens monter en moi quelque chose de dangereux », dit Hamlet, et
même en un moment pareil, c’est encore une phrase de Shakespeare qui me vient à
l’esprit. Qu’on me pardonne. Qu’ils me pardonnent. Je fais tout ça pour eux. Il
a fallu démarrer la Mercedes noire, ça n’a pas été facile. Tout mettre en place,
s’occuper des préparatifs, d’accord, tisser la toile de cette aventure, dresser
la potence de la Résistance, envelopper le rouleau hideux de la mort dans le
rideau somptueux de la lutte. Et tout ça n’est rien, évidemment. Il a fallu, au
mépris de toute pudeur, m’associer à des hommes si grands qu’en regardant vers
le sol ils n’auraient même pas pu soupçonner mon existence d’insecte.
    Il a fallu tricher, parfois, et
renier ce en quoi je crois parce que mes croyances littéraires n’ont aucune
importance au regard de ce qui se joue maintenant. De ce qui va se jouer dans
quelques minutes. Ici. Maintenant. Dans ce virage de Prague, rue d’Holešovice,
là où plus tard, beaucoup plus tard, on construira une espèce de bretelle parce
que les formes d’une ville changent plus vite, hélas, que la mémoire des
hommes.
    Cela n’a en fait que peu
d’importance. Une Mercedes noire file sur la route comme un serpent, c’est
désormais la seule chose qui compte. Je ne me suis jamais senti aussi proche de
mon histoire.
    Prague.
    Je sens du métal qui frotte
contre du cuir. Et cette anxiété qui monte chez les trois hommes, et ce calme
qu’ils affichent. Ce n’est pas la mâle assurance de ceux qui savent qu’ils vont
mourir, car, bien qu’ils s’y préparent, la possibilité d’en réchapper n’a jamais
été écartée, ce qui rend, à mon avis, la tension psychologique encore plus
insupportable. Je ne sais pas quelle incroyable résistance nerveuse il leur a
fallu pour se dominer. Je recense rapidement les occasions où dans ma vie j’ai
dû faire preuve de sang-froid. Quelle dérision ! À chaque fois, les enjeux
étaient ridicules : une jambe cassée, une nuit au poste ou une rebuffade,
voilà à peu près tout ce que j’ai risqué de ma pauvre existence. Comment
pourrais-je donner ne serait-ce qu’une infime idée de ce qu’ont vécu ces trois
hommes ?
    Mais il n’est sans doute plus
temps d’avoir ce genre d’états d’âme. Moi aussi, après tout, j’ai des
responsabilités, et je dois y faire face. Rester bien calé dans le sillage de
la Mercedes. Ecouter les bruits de la vie en ce matin de mai. Sentir le vent de
l’Histoire qui se met doucement à siffler. Faire défiler la liste de tous les
acteurs depuis l’aube des temps au XII e  siècle jusqu’à nos
jours et Natacha. Puis ne conserver que cinq noms : Heydrich, Klein,
Valičík, Kubiš et Gabčík.
    Dans l’entonnoir de cette
histoire, ces cinq-là commencent à apercevoir de la lumière.
207
    Le 26 mai 1942, dans
l’après-midi, à quelques heures du concert inaugural de la semaine de la
musique organisée à Prague

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