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auquel il va assister et pour lequel il a programmé
une œuvre de son père, Heydrich tient une conférence de presse devant les
journalistes du Protectorat :
« Force m’est de constater
que les incivilités, voire les indélicatesses pour ne pas dire les insolences,
particulièrement envers les Allemands, sont de nouveau en hausse. Vous savez
bien, messieurs, que je suis généreux et que j’encourage tous les plans de
rénovation. Mais vous savez aussi que malgré toute la patience qui est la
mienne, je n’hésiterai pas à frapper avec la plus extrême rigueur, si je viens
à avoir le sentiment et l’impression que l’on juge le Reich faible et que l’on
prend ma bonté d’âme pour de la faiblesse. »
Je suis un enfant. Ce discours
est intéressant à plus d’un titre, il montre Heydrich au faîte de sa puissance,
sûr de sa force, s’exprimer comme le monarque éclairé qu’il croit être, le
vice-roi si fier de sa gouvernance, le maître sévère mais juste, comme si le
titre de « Protecteur » s’était imprimé dans la conscience de son
porteur, comme si Heydrich se prenait vraiment pour un « protecteur » – Heydrich,
fier de son sens aigu de la politique, maniant la carotte et le bâton dans
chacun de ses discours ; emblématique du scandale rhétorique de tous les
discours totalitaires, Heydrich le bourreau, Heydrich le boucher, invoquant
ingénument sa générosité et son progressisme, maniant l’antiphrase avec
l’insolence et le savoir-faire des tyrans les plus roués. Mais ce n’est pas
tout ça qui retient mon attention dans ce discours. Ce qui retient mon
attention, c’est le terme d’« incivilités » qu’il emploie.
208
Le 26 mai au soir, Libena
vient voir Gabčík, son fiancé. Mais celui-ci est sorti pour se calmer les
nerfs parce qu’il ne supporte plus les atermoiements des membres de la
Résistance qui redoutent les conséquences de l’attentat. C’est Kubiš qui
l’accueille. Elle avait apporté des cigarettes. Elle hésite un peu, puis les
remet à Kubiš. « Mais, Jeniček (c’est le diminutif affectueux qu’elle
emploie pour Jan, ce qui indique qu’elle connaît son nom véritable), tu ne dois
pas les fumer toutes !…. » Et la jeune fille repart, sans savoir si
elle reverra son fiancé.
209
Je pense que tout homme auquel
la vie n’a pas réservé qu’une suite de malheurs sans fin doit connaître au
moins une fois un moment qu’il considère, à tort ou à raison, comme l’apothéose
de son existence, et je pense que pour Heydrich, envers qui la vie a su se
montrer très généreuse, ce moment est arrivé. Par l’un de ces savoureux hasards
dans lesquels, crédules, nous forgeons les destinées, il intervient la veille
de l’attentat.
Lorsque Heydrich pénètre dans
l’église du palais Wallenstein, tous les invités se lèvent. Il marche, solennel
et souriant, le regard haut, sur un bord du tapis rouge qui doit le conduire à
sa place, au premier rang. Sur l’autre bord, sa femme Lina, enceinte et
radieuse, vêtue d’une robe sombre, l’accompagne. Tous les regards sont tournés
vers eux et les hommes de l’assistance qui sont en uniforme font le salut nazi
sur leur passage. Heydrich se laisse envahir par la majesté du lieu, je le lis
dans ses yeux, il contemple avec orgueil l’autel, surmonté de fastueux
bas-reliefs, au pied duquel vont bientôt prendre place les musiciens.
La musique, il s’en souvient ce
soir, s’il l’avait oublié, c’est toute sa vie : elle l’accompagne depuis
sa naissance et ne l’a jamais quitté. En lui l’artiste l’a toujours disputé à
l’homme d’action. C’est le cours du monde qui a décidé pour lui de sa carrière.
Mais la musique l’habite toujours, elle sera là jusqu’à sa mort.
Chaque invité tient dans sa
main le programme de la soirée où il peut lire la mauvaise prose que le
protecteur par intérim a cru bon de rédiger en guise d’introduction :
« La musique est le langage
créatif de ceux qui sont artistes et mélomanes, le moyen d’expression de leur
vie intérieure. Dans les temps difficiles, elle apporte le soulagement à celui
qui l’écoute et elle l’encourage dans les temps de grandeur et de combat. Mais
la musique est par-dessus tout la plus grande expression de la production
culturelle de la race allemande. En ce sens, le festival de musique de Prague
est une contribution à l’excellence du présent, conçu comme le fondement d’une
vie
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