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aussi, porte un imperméable, mais même si le soleil
brille, il fait encore suffisamment frais à cette heure-ci pour ne pas se faire
remarquer avec. Ou alors, il le porte sur le bras. Lui et Kubiš, en quelque
sorte, se sont fait beaux pour le grand jour. Et ils serrent tous les deux une
lourde serviette.
Ils descendent quelque part
dans Žižkov (prononcer « Jijkow »), le quartier qui porte le nom du
légendaire Jan Žižka, le plus grand et le plus féroce général hussite, le
borgne, l’aveugle qui sut tenir tête pendant quatorze ans aux armées du Saint
Empire romain germanique, le chef taborite qui fit s’abattre le courroux du
ciel sur tous les ennemis de la Bohême. Là, ils se rendent chez un contact pour
y récupérer leurs véhicules : deux vélos, qu’ils enfourchent. L’un des
deux appartient à la tante Moravcová. Sur le chemin d’Holešovice, ils
s’arrêtent pour saluer une autre dame résistante, une autre mère de
substitution qui les a cachés, elle aussi, et qui leur faisait des gâteaux, une
M me Khodlová, qu’ils veulent remercier. Vous n’êtes pas venus
me faire des adieux, non ? Oh non, petite mère, nous passerons bientôt
vous voir, peut-être aujourd’hui même, vous serez à la maison ? Mais bien
sûr, venez donc…
Lorsqu’ils arrivent enfin,
Valičík est déjà là. Il y a peut-être aussi un quatrième parachutiste, le
lieutenant Opálka d’« Out Distance », venu leur prêter main forte,
mais son rôle n’ayant jamais été clarifié, ni même sa présence réellement
attestée, je m’en tiendrai à ce que je sais. Il n’est pas encore 9 heures,
et les trois hommes, après une brève discussion, gagnent leur poste.
214
Dix heures vont sonner et
Heydrich n’est pas encore parti à son travail. Le soir même, il doit s’envoler
pour Berlin, où il a rendez-vous avec Hitler. Peut-être apporte-t-il un soin
particulier à préparer ce rendez-vous. Bureaucrate méticuleux, il vérifie sans
doute une dernière fois les documents qu’il emporte dans sa serviette. Toujours
est-il qu’il est déjà 10 heures lorsque enfin Heydrich prend place sur le
siège avant de la Mercedes. Klein démarre, les grilles du château s’ouvrent,
les sentinelles, bras tendu, saluent au passage du protecteur, et la Mercedes
décapotable se jette sur la route.
215
Pendant que la Mercedes d’Heydrich
serpente sur le fil de son destin noueux, pendant qu’anxieux les trois
parachutistes guettent, tous leurs sens en éveil, dans le virage de la mort, je
relis l’histoire de Jan Žižka, racontée par George Sand dans un ouvrage peu
connu intitulé Jean Zizka . Et, une fois de plus, je me laisse distraire.
Je vois le féroce général trôner sur sa montagne, aveugle, le crâne rasé, les
moustaches tressées à la gauloise tombant sur son torse comme des lianes. Au
pied de sa forteresse improvisée, l’armée impériale de Sigismond, qui va donner
l’assaut. Les combats, les massacres, les prises de guerre, les sièges défilent
sous mes yeux. Žižka était chambellan du roi à Prague. On dit qu’il s’est jeté
dans la guerre contre l’Eglise catholique par haine des prêtres, parce qu’un
prêtre avait violé sa sœur. C’est l’époque des premières fameuses
défenestrations à Prague. On ne sait pas encore que du foyer de Bohême vont
s’embraser pour plus d’un siècle les terribles guerres de religion, et que des
cendres de Jan Hus le protestantisme va émerger. J’apprends que le mot
« pistolet » vient du tchèque pistala . J’apprends que c’est
Žižka qui a quasiment inventé les combats de blindés, en organisant des
bataillons de chariots lourdement armés. On raconte que Žižka a retrouvé le
violeur de sa sœur, et qu’il l’a durement châtié. On dit aussi que Žižka est
l’un des plus grands chefs de guerre qui ait jamais vécu, parce qu’il n’a
jamais connu la défaite. Je me disperse. Je lis toutes ces choses qui
m’éloignent du virage. Et puis je tombe sur cette phrase de George Sand :
« Pauvres laborieux ou infirmes, c’est toujours votre lutte contre ceux
qui vous disent encore : “Travaillez beaucoup pour vivre très mal.” »
Plus qu’une invitation à la digression, une vraie provocation ! Mais
concentré sur mon objectif, je ne me laisserai plus distraire, désormais. Une
Mercedes noire file comme un serpent sur la route, je l’aperçois.
216
Heydrich est en retard. Il est
déjà 10 heures. L’heure
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