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et
Hitler lui-même, de lui confier le soin d’une minutieuse opération
d’intoxication. Pour ce faire, il fait appel à son meilleur homme de main,
Alfred Naujocks, spécialiste des basses besognes. Pendant trois mois, celui-ci
va forger toute une série de faux visant à compromettre le maréchal russe. Il
n’a aucune peine à trouver sa signature : il lui suffit de puiser dans les
archives de la République de Weimar ; à l’époque de nombreux documents
officiels avaient été visés par Toukhatchevsky, lorsque les deux pays
entretenaient des relations diplomatiques plus amicales.
Quand le dossier est prêt,
Heydrich charge un de ses hommes de le vendre à un agent du NKVD. La rencontre
donne lieu à une magnifique passe d’armes d’espionnage : le Russe achète
le faux dossier de l’Allemand qu’il paie avec de faux roubles. Chacun croit
duper l’autre, tout le monde trompe tout le monde.
En définitive, Staline obtient
ce qu’il veut : des preuves que son plus sérieux rival prépare un coup
d’Etat. Les historiens ne savent pas trop l’importance qu’il faut attribuer à
la manœuvre d’Heydrich dans cette affaire, mais il faut noter que le dossier a
été transmis en mai 1937, et que Toukhatchevsky s’est fait exécuter en
juin. Pour moi, la proximité des dates suggère fortement un rapport de cause à
conséquence.
Finalement, qui a dupé
qui ? Je pense qu’Heydrich a servi les intérêts de Staline, en lui
permettant de se débarrasser du seul homme susceptible alors de lui faire de
l’ombre. Mais cet homme était aussi le plus apte à diriger une guerre contre
l’Allemagne. La désorganisation totale de l’Armée rouge, prise de court par
l’invasion allemande en juin 41, sera l’ultime séquelle de cette sombre
histoire. En fin de compte, ce n’est pas exactement Heydrich qui a réalisé un coup
de maître, mais c’est Staline qui s’est tiré une balle dans le pied. Cependant,
alors que celui-ci entame une série de purges sans précédent, Heydrich exulte.
Lui en effet n’hésite pas à s’attribuer tout le mérite de l’affaire.
C’est de bonne guerre, si j’ose
dire.
45
J’ai 33 ans, déjà
nettement plus âgé que Toukhatchevsky en 1920. Nous sommes le 27 mai 2006,
jour anniversaire de l’attentat contre Heydrich. La sœur de Natacha se marie
aujourd’hui. Je ne suis pas invité au mariage. Natacha m’a traité de « petite
merde », je crois qu’elle ne me supporte plus. Ma vie ressemble à un champ
de ruines. Je me demande si Toukhatchevsky s’est senti plus mal que moi quand
il a compris qu’il avait perdu la bataille, quand il a vu son armée en déroute
et qu’il a pris conscience d’avoir lamentablement échoué. Je me demande s’il a
cru qu’il était cuit, fini, lessivé, s’il a maudit le sort, l’adversité, ceux
qui l’ont trahi, ou s’il s’est maudit lui-même. En tout cas, je sais qu’il a
rebondi. C’est encourageant, même si c’était pour se faire écraser quinze ans
plus tard par son pire ennemi. La roue tourne, c’est ce que je me dis. Natacha
ne rappelle pas. Je suis en 1920, devant les murailles tremblantes de Varsovie,
et à mes pieds s’écoule, indifférente, la Vistule.
46
Cette nuit, j’ai rêvé que je
rédigeais le chapitre de l’attentat, et cela commençait ainsi : « Une
Mercedes noire filait sur la route comme un serpent. » C’est alors que
j’ai compris qu’il fallait commencer à écrire tout le reste, puisque tout le
reste devait converger vers cet épisode décisif. En remontant à l’infini la
chaîne des causalités, cela me permettrait de retarder le moment d’affronter le
soleil en face, le morceau de bravoure du roman, la scène à faire.
47
Il faut imaginer un
planisphère, et des cercles concentriques qui se resserrent autour de
l’Allemagne. Cette après-midi du 5 novembre 1937, Hitler expose ses
projets aux chefs des armées, Blomberg, Fritsch, Raeder, Göring, et à son
ministre des Affaires étrangères, Neurath. Le but de la politique allemande,
rappelle-t-il (et je crois que tout le monde avait compris), consiste à assurer
la sécurité de la communauté raciale, à assurer son existence et à favoriser
son développement. C’est par conséquent une question d’ espace vital (le
fameux Lebensraum ), et c’est là que nous pouvons commencer à tracer des
cercles sur le planisphère. Non pas du plus étroit au plus large, pour
embrasser d’un seul coup d’œil les
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