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à
Flaubert.
Dans sa correspondance, pendant
qu’il rédige Salammbô , Flaubert s’inquiète : « C’est
l’Histoire, je le sais bien, mais si un roman est aussi embêtant qu’un bouquin
scientifique… » Il a aussi l’impression d’écrire « dans un style
académique déplorable » et puis « ce qui (le) turlupine, c’est le
côté psychologique de (son) histoire », d’autant plus qu’il s’agit de
« donner aux gens un langage dans lequel ils n’ont pas pensé ! »
En matière de documentation : « À propos d’un mot ou d’une idée, je
fais des recherches, je me livre à des divagations, j’entre dans des rêveries
infinies […]. » Ce problème va de pair avec celui de la véracité :
« Quant à l’archéologie, elle sera “probable”. Voilà tout. Pourvu que l’on
ne puisse pas me prouver que j’ai dit des absurdités, c’est tout ce que
je demande. » Pour le coup, je suis désavantagé : il est plus facile
de me prendre en défaut sur la plaque d’immatriculation d’une Mercedes des
années 1940 que sur le harnachement d’un éléphant du III e siècle
avant J.-C…
Quoi qu’il en soit, je ressens
un certain réconfort à l’idée que Flaubert, écrivant son chef-d’œuvre, a
ressenti ces angoisses et s’est posé ces questions avant moi. Et c’est encore
lui qui me rassure quand il écrit : « Nous valons plus par nos aspirations
que par nos œuvres. » Cela signifie que je peux rater mon livre. Tout
devrait aller plus vite maintenant.
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C’est incroyable, je viens
encore de trouver un roman sur l’attentat. Ça s’appelle Like a Man , d’un
certain David Chacko. Le titre est censé être la traduction approximative du
mot grec Anthropoïde. L’auteur est extrêmement bien documenté, il m’a
donné l’impression d’avoir utilisé tout ce qu’on sait à ce jour sur l’attentat
et sur Heydrich pour en faire des épisodes de roman. Même des théories très peu
connues (et certes parfois sujettes à caution), telles que l’hypothèse de la
bombe empoisonnée, se retrouvent dans sa trame narrative. Sa connaissance du
dossier m’a grandement impressionné, considérant la foule de détails qu’il a
rassemblés, dont j’incline à penser qu’ils sont véridiques, puisque dans la
mesure de mon propre savoir, je n’ai pas pu le prendre en défaut une seule
fois. À ce propos, il m’a obligé à nuancer mon appréciation de Sept hommes à
l’aube, le roman d’Alan Burgess, que j’avais jugé assez fantaisiste.
J’avais notamment émis le plus grand scepticisme à propos des croix gammées
marquées au fer rouge sur le cul de Kubiš. J’avais également relevé avec
condescendance une erreur grossière sur la couleur de la Mercedes d’Heydrich,
présentée comme verte. Or, le roman de David Chacko confirme, et les croix
gammées, et la couleur. Comme, par ailleurs, je ne l’ai pas vu se tromper une
seule fois, même sur des détails très pointus dont je pensais, dans un accès
d’orgueil à bien y songer légèrement délirant, qu’ils étaient peut-être connus
de moi seul, j’accorde forcément beaucoup de crédit à tout ce qu’il peut
raconter. Du coup, je m’interroge : cette Mercedes, pourtant, je l’ai vue
noire, j’en suis sûr, aussi bien au musée de l’armée à Prague, où la voiture
était exposée, et puis sur les nombreuses photos que j’ai pu consulter.
Evidemment, sur une photo en noir et blanc, on peut confondre du noir avec du
vert foncé. D’autre part, une petite polémique a couru à propos de la voiture
exposée : le musée la présentait comme l’original, ce que certains ont
contesté, affirmant qu’il s’agissait en fait d’une Mercedes maquillée à
l’identique (avec le pneu crevé et la portière arrière droite déchiquetée), une
reproduction. Cela dit, même s’il s’agissait d’une réplique, j’imagine qu’ils
ont fait attention à la couleur ! Bon, j’accorde sans doute une importance
exagérée à ce qui n’est en fin de compte qu’un élément de décor, je le sais
bien. Il me semble que c’est un symptôme classique chez les névrosés. Je dois
être psychorigide. Passons.
Quand Chacko écrit :
« On pouvait accéder au château par différentes voies mais Heydrich, le
showman, passait toujours par l’entrée principale, où se trouvait la
garde », je suis fasciné par tant d’assurance. Je me demande : « Comment
le sait-il ? Comment peut-il en être sûr
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