Hiéroglyphes
leur départ à la longue-vue. Des centaines
d’hommes, plus de nombreux malades et blessés dans des
chariots ou précairement juchés à dos de cheval.
S’ils les laissaient en arrière, leur compte serait bon,
et j’admirai le sens théâtral de Bonaparte à
pied, conduisant par la bride une monture au cavalier couvert de
bandages. Ils incendièrent tout ce qu’ils ne voulaient
ou ne pouvaient emporter, viciant l’air du mois de mai de
nuages de cendres, et firent sauter les ponts de Kishon et de
Na’aman. Ils étaient tellement à court de
chariots qu’ils laissèrent sur place une grande quantité
de fourrage et deux douzaines de canons. Restèrent sur place
également des cohortes de juifs et de chrétiens qui
avaient espéré se libérer du joug islamique
grâce aux Français. Ils pleuraient comme des enfants
perdus, car ils pouvaient s’attendre aux cruelles représailles
de Djezzar.
Sur
la route côtière, les Français incendièrent
de nombreuses bourgades et fermes isolées, sous prétexte
de ralentir des poursuites qui n’auraient pas lieu. Notre
garnison durement éprouvée n’était pas en
état de leur donner la chasse. Le siège avait duré
soixante-deux jours, du 19 mars au 21 mai, avec des pertes très
lourdes de part et d’autre, et la peste qui avait coûté
si cher à Napoléon s’était également
glissée dans les murs de la cité. Le plus gros problème
et le plus urgent, c’était l’évacuation des
morts.
Je
marquais le pas en attendant la suite. De nouveau, Astiza manquait à
l’appel. Morte ou captive. Je rangeai le livre dans une sacoche
de cuir que je dissimulai dans ma chambre de l’Auberge des
Marchands, khan el-Shawarda, mais j’aurais pu tout aussi bien
le laisser à la vue de tous, dans la mesure où cette
écriture étrange n’intéressait personne.
Lentement, nous parvenaient les nouvelles du parcours de Napoléon.
Il avait abandonné Jaffa – conquise à quel
prix ? – une semaine après s’être
éloigné d’Acre. Les pires pestiférés
français étaient soignés à l’opium
et autres poisons qui hâtaient leur mort, les empêchant
de tomber entre les mains des Samaritains nomades de Naplouse.
Parvenus le 2 juin à El-Arich, en Égypte, les vestiges
de cette armée en renforcèrent brièvement la
garnison avant de repartir pour Le Caire. La température des
déserts traversés se chiffrait en dizaines de degrés
centigrades.
Quand
ils firent une pause sur la rive du Nil, pour une courte période
de repos nécessaire, Napoléon comprit qu’il ne
pouvait pas rentrer au Caire à la tête d’une armée
vaincue. Cette entrée différée eut lieu le 14
juin, en grand apparat, sous une forêt de bannières
saisies, mais les souvenirs n’en étaient pas moins
cuisants. J’appris que le général d’artillerie
unijambiste Caffarelli, privé d’un bras par un boulet
turc, était mort en chemin d’une grave infection ;
que le physicien Étienne Louis Malus avait contracté la
peste, à Jaffa ; enfin que Monge et son ami chimiste
Berthollet, victimes de la dysenterie, étaient en instance
d’évacuation par transport spécial. L’aventure
de Napoléon tournait au désastre pour tous ceux que
j’avais connus.
Smith,
pendant ce temps, s’efforçait de parfaire la déconfiture
de son pire ennemi. Les renforcements turcs partis de Constantinople
n’étaient pas arrivés à temps pour aider
la cité d’Acre, mais, au début de juillet, une
flotte y amena douze mille Ottomans prêts à mettre le
cap sur la baie d’Aboukir et à reconquérir
l’Égypte. Je n’avais aucun intérêt à
joindre cette expédition dont je doutais qu’elle pût
vaincre l’armée française. J’escomptais
toujours rentrer en Amérique. Mais, le 7 juillet,
un navire de commerce me délivra une lettre du Caire, scellée
par un cachet de cire à l’effigie du dieu Thot.
L’enveloppe portant mon nom trahissait l’intervention
d’une main féminine, et les battements de mon cœur
s’accélérèrent.
Quand
je l’ouvris, toutefois, le message n’était pas
d’Astiza, mais avait été griffonné,
visiblement, par une lourde main d’homme. Il était très
court.
« Je
peux le déchiffrer, et elle t’attend.
La
clef se trouve à Rosette.
Silano. »
TROISIÈME PARTIE
23
J e
rentrai en Égypte le 14 juillet 1799, un an et deux semaines
après mon débarquement sous la conduite de Napoléon.
Cette fois, je n’accompagnais pas une armée française,
mais turque.
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