Hiéroglyphes
Smith bouillait d’enthousiasme au sujet de cette
contre-offensive qui, d’après lui, achèverait
Bonaparte, mais je remarquai tout de même qu’il restait à
bord de son navire avec ses marins. Et pas facile de décider
qui faisait le moins confiance au succès de cette expédition,
moi ou le vieux commandant Mustapha Pacha, qui limitait son avance à
l’occupation de la petite péninsule formant l’un
des côtés de la baie d’Aboukir.
Les
troupes de Mustapha débarquèrent, prirent une redoute
française à l’est du village d’Aboukir, en
massacrèrent les trois cents défenseurs avant de
contraindre à la reddition un autre avant-poste français,
au bout de la péninsule. Là, elles s’arrêtèrent.
À l’endroit où la péninsule rejoignait le
continent, Mustapha fit ériger trois lignes de fortifications,
en prévision de la contre-attaque française inévitable.
En
dépit de la résistance victorieuse d’Acre, les
Ottomans n’avaient toujours aucune envie de rencontrer Napoléon
en rase campagne. Après l’étrange victoire de
Bonaparte au mont Tabor, les pachas considéraient toute
éventualité de cette sorte comme autant de désastres
consommés d’avance. Mieux valait envahir d’abord
et creuser la terre, en espérant que les Français
viendraient mourir devant leurs tranchées. On pouvait voir les
premiers éclaireurs de Bonaparte rassembler des forces dans
les dunes qui dominaient la péninsule.
Sans
y être invité, je suggérai poliment à
Mustapha d’essayer d’établir la liaison avec la
résistance mamelouke de mon ami Ashraf et la cavalerie mobile
de Murad Bey. La rumeur courait que Murad avait osé pousser
une pointe jusqu’à la Grande Pyramide et grimper à
son sommet pour émettre, à l’aide d’un
miroir, des signaux destinés à son épouse
retenue au Caire, en captivité. C’était le geste
d’un chef audacieux, et je pensais que les Turcs feraient mieux
sous son commandement que sous la prudente égide de Mustapha.
Mais le pacha, qui n’avait aucune confiance en ces arrogants
mamelouks, ne désirait ni partager le commandement ni même
se risquer hors la protection de ses travaux de terrassement et des
navires anglais. Tout comme Bonaparte s’était trop
pressé d’assiéger Acre, les Ottomans avaient
débarqué en Égypte trop tôt et trop vite,
avec des forces trop réduites.
Tout
était une question de stratégie. Oui, le plan original
de Napoléon avait marché du tonnerre. Mais sa flotte
avait été détruite par l’amiral Nelson, un
an auparavant, son avance en Asie s’était arrêtée
à Acre, et Smith avait reçu une dépêche
l’informant que le sultan indien Tippoo Sahib, allié
présomptif de Napoléon, venait d’être tué
à Seringapatam, en Inde, par le général anglais
Wellesley. Au débarquement de Mustapha, toutefois, une flotte
franco-espagnole était entrée en Méditerranée
avec l’intention de contester la suprématie navale
britannique. Les mesures pour et contre étaient de plus en
plus complexes.
Je
décidai que ma meilleure chance était encore de revoir
aussitôt que possible Alessandro Silano à Rosette, port
situé à l’embouchure du Nil. Puis je rejoindrais
l’enclave occupée par les Turcs avant qu’ils y
perdent leur tête de pont, et je verrais pour la suite. Si je
réussissais, Astiza reviendrait peut-être avec moi. Et
le livre ?
Bonaparte
et Silano avaient raison. Je me sentais propriétaire de ce
fameux livre et curieux d’apprendre ce que racontaient ses
calligraphies mystérieuses. Mon vieux Ben lui-même
aurait-il résisté ? « Ce qui rend une
tentation persistante si difficile à repousser, avait-il écrit
un jour, c’est qu’on ne peut ni ne veut jamais l’oublier
complètement. » Il fallait que je m’empare de
la « clef » de Silano, que je lui reprenne
Astiza et que je décide moi-même ce qu’il
convenait de faire du secret. Ma seule certitude, c’était
que s’il était question d’immortalité, je
ne serais pas partant. La vie était assez dure sans être
obligé de la supporter éternellement.
Pendant
que les Turcs se retranchaient, sous le soleil implacable, dans leurs
tentes multicolores, je louai une felouque pour me rendre à
Rosette. On y avait fait un saut, à la voile, lors de l’entrée
en Égypte, et je me souvenais d’un endroit sans grand
intérêt. Sa situation, dans la zone occidentale de
l’embouchure du Nil, pouvait lui conférer quelque faible
valeur stratégique,
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