Hiéroglyphes

la nage. La garnison d’un petit fort, au bout
de la péninsule, avait résisté vaillamment, puis
dû capituler sous les bombardements, réduite à la
famine. Pour une perte d’un millier d’hommes, dont trois
quarts seulement blessés, Bonaparte avait détruit une
autre armée ottomane, à court de nourriture. Exactement
le triomphe dont il avait besoin pour rétablir sa réputation
après la débâcle d’Acre. À l’un
de ses correspondants, il écrivit que c’était
« la plus belle bataille à laquelle il eût
jamais assisté ». Au Directoire, à Paris, il
la décrivit comme « l’une des plus
terribles ». C’était vrai, doublement.
Napoléon venait de ressusciter dans le sang.
    Astiza
et moi étions donc coincés par tous ces bouillants
soldats français et leur armée gonflée de ses
succès sur nos propres alliés. Je ne m’étais
soustrait aux mâchoires d’un crocodile que pour me
fourvoyer au centre d’une armée totalement hostile.
    « Ethan,
qu’est-ce qu’on va faire, d’après toi ? »
    Il
est toujours flatteur qu’une femme s’en remette à
vous pour décider de son sort, mais je n’aurais vu aucun
inconvénient à ce qu’elle tranchât la
question elle-même, de temps à autre.
    « Continuer
à détaler, je pense. Sans trop savoir où. »
    Astiza,
toujours réfléchie, avait une suggestion.
    « Tu
te souviens de l’oasis de Siwa, où Alexandre le Grand a
été déclaré fils de Zeus et d’Amon ?
Il n’est pas sous le contrôle de Napoléon. Si on y
allait ?
    —  Il
n’est pas à près de deux cents kilomètres
en plein désert ?
    —  Si.
Alors, autant partir tout de suite. »
    On
risquait d’être transformés en momies par la
chaleur et la soif, mais où aller sinon ? Silano nous
tuerait. Napoléon aussi. Peut-être.
    « Je
regrette simplement de ne pouvoir changer d’âne. Avec un
peu de temps, j’en aurais déniché un meilleur. »
    Détail
sans importance. Une patrouille française nous attendait,
quand on redescendit de la dune.
    *
* *
    Comme
c’était prévisible, Napoléon était
d’excellente humeur. Il n’y avait rien de mieux qu’une
bonne victoire pour lui rendre tout son optimisme. Des bulletins
seraient envoyés en France, qui décriraient ce nouveau
triomphe de Bonaparte en termes dithyrambiques. Les nombreux
étendards saisis étaient déjà embarqués
sur un navire en partance pour Paris. Et moi, son ennuyeux moustique,
j’étais pieds et poings liés, avec une jambe à
moitié bouffée par un crocodile, mon amour ligoté,
mon fusil confisqué et mon âne renvoyé à
ses légitimes propriétaires.
    « Je
m’efforçais de vous protéger de la sorcellerie,
général. »
    Fiasco
sans nuances, mais ça valait la peine d’essayer.
    Il
avait débouché une bouteille du bordeaux apporté
pour lui par son propre frère.
    « Vraiment ?
Avec l’aide de votre ravissante vipère ?
    —  Silano
recherche des pouvoirs occultes susceptibles de vous abattre.
    —  Alors,
je dois vous remercier d’avoir fait sauter mon fort de
Rosette ? »
    Il
s’octroya une gorgée de vin. La conversation était
mal engagée.
    « J’avais
besoin de la diversion pour sauver ma peau et pouvoir vous parler. »
    Pas
très glorieux, mais j’essayais de rester en vie.
    Le
comte en personne était arrivé bouche bée, comme
si je rentrais du royaume des morts.
    « Je
suis fatigué d’essayer de vous tuer, Gage.
    —  J’en
suis plutôt las, moi aussi.
    —  La
pierre que vous avez détruite, voulut savoir Bonaparte, était
bien une sorte de clef pour traduire un livre ancien ? »
    Personne,
heureusement, n’avait été assez sauvage pour
déshabiller Astiza.
    « Oui,
général.
    —  Et
que nous dirait ce livre, exactement.
    —  Magie,
dit Silano.
    —  La
magie existerait donc toujours ?
    —  On
peut faire qu’elle existe. La magie n’est que de la
science avancée. La magie et l’immortalité.
    —  L’immortalité ? »
    Bonaparte
riait de bon cœur.
    « L’évasion
infinie du sort ultime ? J’ai vu trop de morts sur les
champs de bataille pour y croire. Le souvenir est la seule véritable
immortalité, dans la mémoire de ceux qui vous ont aimé.
    —  Nous
croyons que le livre pourra vous aider à acquérir une
autre sorte d’immortalité plus tangible. Vous et
précisément tous ceux qui vous aiment et rêvent
de s’élever en même temps que vous.
    —  Tel
que vous, je suppose ? Le meilleur motif qui