Histoire de croisades
non seulement plus un
péché, mais au contraire une action bénie. La croisade n’est pas seulement une
guerre légitime, ce serait trop peu : c’est une guerre sainte. Elle n’est
pas seulement permise mais constitue un devoir, et ceux qui y participent sont
d’emblée persuadés qu’en tuant ses ennemis dans une guerre comme celle-là on ne
commet absolument aucun péché ; bien au contraire, on obtient la garantie
d’aller au paradis. Le revirement est spectaculaire : il y a vraiment là
une césure dans l’histoire du christianisme et de l’Occident, une de celles sur
lesquelles il vaut la peine de s’arrêter.
On pourrait presque dire que l’Eglise a été débordée par sa
base, parce qu’au début, en proclamant la croisade, elle a encore des scrupules.
Lorsqu’en 1095 le pape Urbain II lance sa prédication, exhortant les chrétiens
à prendre les armes et à marcher contre les Turcs pour reconquérir Jérusalem, il
affirme que tous ceux qui partiront, s’ils trouvent la mort au cours du voyage
ou en se battant contre les infidèles, obtiendront immédiatement la rémission
de leurs péchés. Bien sûr, c’est déjà beaucoup, et le pape endosse une très
grave responsabilité ; mais pour qui connaît les subtilités des
théologiens et sait évaluer le poids des mots, la rémission des péchés n’est
pas encore tout. Elle signifie qu’il y a bel et bien une faute, mais que le
pape, avec son autorité, peut l’effacer : celui qui a tué, et donc commis
un péché mortel, n’en subira pas les conséquences, le pape garantit qu’il sera
pardonné, même s’il meurt sans avoir eu le temps de se repentir et de se
confesser. Il faudra tout de même passer ensuite cent mille ans au purgatoire
pour expier ce crime : la rémission des péchés signifie seulement qu’on ne
finira pas en enfer pour cela, exactement comme quand on se confesse et que l’on
fait pénitence. Le pape ne dit en aucune façon que ceux qui combattent dans
cette guerre ne commettent aucun péché.
La différence est-elle trop subtile ? Pour nous, je ne
sais pas, mais elle l’est certainement pour ceux qui partent à la croisade. Leur
état d’esprit nous est connu grâce aux chroniqueurs qui nous parlent d’eux et
nous racontent leur manière de se comporter ; mais nous avons aussi
quelques textes écrits par des croisés. Il existe un bref récit de la première
croisade rédigé en latin, visiblement par un chevalier. Un chevalier sachant
écrire et connaissant le latin était une rareté ; il y en avait pourtant, et
il nous parle à la première personne, c’est un vrai croisé, un croisé de base, qui
raconte les choses telles qu’il les a vues. Eh bien, les croisés ont le
sentiment de faire un sacrifice énorme pour répondre à l’appel du pape. Ils
abandonnent tout et risquent leur vie comme les anciens martyrs ; car il y
a aussi cela dans la mentalité des croisés : le retour du martyre. Depuis
sept cents ans, à part de rarissimes exceptions, il était impossible de se
faire martyriser. Pour que cela se produise, il fallait être un moine parti
convertir les Vikings, ou un fanatique vivant sous la domination musulmane en
Espagne et se mettant à insulter le Prophète en public pour s’amuser. Maintenant,
en revanche, tout un chacun peut choisir de mourir en martyr : il suffit
de se faire tuer par les païens pendant que l’on essaie de conquérir, ou plus
exactement de libérer, comme on disait alors, le Saint-Sépulcre. Le croisé de
base est donc persuadé d’accomplir une action méritoire. Pour lui, le meurtre des
païens n’est pas un péché susceptible d’être pardonné, mais un geste qui plaît
à Dieu, tout comme Il aime la mort des martyrs, par laquelle ils témoignent de
leur propre foi et de Sa grandeur. Il y a peu de différence entre tuer et se
faire tuer (je citerai plus loin un texte de saint Bernard, on ne peut plus
clair sur ce point) : ce sont les deux faces du martyre.
Cette mentalité est très apparente dans les textes littéraires
du temps. L’époque de la première croisade est aussi celle de la naissance des
littératures en langues vulgaires, avec les premières chansons des troubadours
et les plus anciennes chansons de geste. La Chanson de Roland met
précisément en scène la guerre contre les païens en Espagne ; certes, tout
est transfiguré dans une dimension fabuleuse, mais il y a quelques points de
repère très clairs : le récit a pour thème
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