Histoire de croisades
rappeler que, durant le premier
millénaire, le christianisme prête à la confession et à la pénitence un
caractère très différent de celui qu’elles prendront plus tard : la confession
était publique, il n’y avait pas de confessionnal pour garder le secret et
réserver au seul prêtre la connaissance des péchés. La confession avait lieu
devant la communauté, et l’on insistait fortement sur le fait que le pécheur, pour
être réintégré dans la communauté des fidèles, devait faire une pénitence
également publique. La pénitence pouvait être, par exemple, une période de
jeûne : la culture ecclésiastique autour de l’an mille regorgeait de
réflexions sur les pénitences les plus adaptées à chaque péché ; les
confesseurs avaient à leur disposition des manuels suggérant, en fonction de la
faute, quelle pénitence il fallait imposer. Dans ces manuels nous voyons les
confesseurs s’interroger et confronter leurs opinions : certains disent
que tuer à la guerre est évidemment un péché, puisque l’Ecriture enjoint de ne
pas tuer, mais que ce n’est pas un péché grave ; celui qui le commet doit
donc faire pénitence, mais avec modération. D’autres confesseurs soutiennent
que la faute est plus sérieuse : leurs manuels affirment que celui qui tue,
même pour une juste cause, ne peut entrer dans une église, est impur et doit
rester éloigné pendant un certain temps des rites sacrés, de la messe et de la
communion. Et puis il y a aussi des confesseurs plus modernes, pourrait-on dire,
qui concluent que, si la guerre est légitime, alors tuer à la guerre ne peut
pas être un péché.
Donc, l’Église – je parle ici de l’Église d’Occident, l’Église
catholique latine – est divisée : jusqu’à l’époque de la première croisade,
il arrive que certaines batailles soient célébrées avec gratitude parce que
presque personne n’y a été tué, les vainqueurs ont fait preuve de modération en
ne massacrant pas les ennemis qui fuyaient, si bien qu’après quelques jours de
pénitence l’affaire s’est terminée en beauté. La première fois que les moines
en viennent ainsi à chanter les louanges d’un puissant laïc ayant vécu en vrai
chrétien au point d’être vénéré comme un saint, le comte Gérard d’Aurillac, ils
racontent que, lorsqu’il combattait pour vaincre les méchants et maintenir l’ordre
sur ses terres, il ordonnait à ses chevaliers d’empoigner les lances à l’envers,
pour frapper avec le bois plutôt qu’avec le fer. J’évoque à peine le fait que l’Église
grecque (celle que nous appelons l’Église orthodoxe), qui à cette époque a des
relations de plus en plus distantes avec l’Église latine et la papauté, reste
beaucoup plus rigide, continuant à considérer comme un grave péché le meurtre
commis à la guerre, même s’il peut par ailleurs être légitime : ceux qui s’en
sont rendus coupables sont passibles de trois ans d’exclusion de la messe et d’interdiction
de communier.
Bref, à la veille de la première croisade, en dépit des
contradictions insolubles que ce problème paraît présenter, le système officiellement
en vigueur dans l’Occident latin veut que, quelle que soit la guerre, le
meurtre d’un ennemi reste un péché, certes mineur dans le meilleur des cas, mais
qui requiert tout de même que l’on fasse pénitence. Une telle chose nous paraît
difficile à imaginer, puisqu’il s’agissait somme toute d’une société guerrière.
Charlemagne guerroyait chaque année contre les païens dans le but de répandre
la foi chrétienne ; mais lorsqu’ils rentraient de la guerre, ceux qui
avaient conscience de s’être vraiment couvert les mains de sang devaient quand
même se soumettre à des rites de purification. Au fond, la contradiction s’estompe
si nous songeons au fait que beaucoup de religions exigent des compensations de
ce genre même pour des choses qui ne sont pas des fautes, les règles féminines
par exemple : ce n’est pas un péché, mais la femme qui les a eues doit se
purifier avant de pouvoir faire de nouveau partie de la communauté religieuse. Ainsi,
aux yeux de nos ancêtres du haut Moyen Âge, celui qui a tué à la guerre est
impur : il n’a peut-être pas l’impression d’avoir fauté, mais il n’en doit
pas moins faire pénitence.
Nous comprenons alors le tournant que représente la première
croisade, quand commence à circuler l’idée que tuer n’est
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