Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
craindre
l’un et l’autre que la manière dont il avait traité ces deux chapitres, ne
nuisit au succès de son ouvrage ; mais tous deux se prononcèrent sur son
talent d’une manière assez honorable pour que Gibbon fût autorisé à dire
modestement dans ses Mémoires , en se félicitant d’une lettre qu’il avait
reçue de Hume : Au reste, je n’ai jamais eu l’orgueil d’accepter une
place dans le triumvirat des historiens anglais . Hume, surtout, exprima la
plus grande prédilection pour l’ouvrage de Gibbon, dont les, opinions se
rapprochaient des siennes à quelques égards, et qui de son côté, préférait
aussi le talent de Hume à celui de Robertson. Quoi qu’il en soit de ce
jugement, on n’adoptera peut-être pas sans restriction celui de Hume, qui,
écrivant à Gibbon, le loue de la dignité de son style . La dignité ne me
paraît pas être le caractère du style de Gibbon, généralement épigrammatique,
et plus fort par le trait que par l’élévation. Je souscrirais plus volontiers à
celui de Robertson, qui, après avoir rendu justice à l’étendue de ses
connaissances, à ses recherches et à son exactitude, louait la clarté et
l’intérêt de sa narration, l’élégance, la force de son style, et le rare
bonheur de quelques-unes de ses expressions, bien qu’en quelques endroits il le
trouvât trop travaillé , et en d’autres trop recherché . Ce défaut
s’explique aisément par la manière de travailler de Gibbon, les inconvénients
qu’il avait eus à éviter, et les modèles qu’il avait adoptés de préférence. Son
premier travail avait été laborieux ; il nous apprend qu’il refit trois fois
son premier chapitre ; deux fois le second et le troisième, et qu’il eut
beaucoup de peine à saisir le milieu entre le ton d’une plate chronique ( a
dull chronicle ) et le ton déclamatoire d’un rhéteur. Il nous dit ailleurs
que lorsqu’il voulut écrire en français une histoire de Suisse, qu’il avait
commencé, il sentit que soit style, au-dessus de la prose et en–dessous de
la poésie, dégénérait en une déclamation verbeuse cet emphatique ; ce
qu’il attribue à la langue qu’il avait choisie : opinion d’autant plus
singulière, que, selon qu’il nous l’apprend ailleurs, ce fut d’un ouvrage
français, les Lettres provinciales , ouvrage qu’il relisait presque tous
les ans, qu’il apprit l’art de manier les traits d’une ironie grave et
modérée . Il ajoute dans son Essai sur la Littérature , que le désir
d’imiter Montesquieu l’avait souvent exposé à devenir obscur en exprimant des
pensées quelquefois communes avec la sentencieuse brièveté d’un oracle ( sententious
and oracular brevity ). C’étaient donc Pascal et Montesquieu que Gibbon
avait habituellement devant les yeux, pour les opposer à l’enflure naturelle
d’un style encore peu formé. On sent de quels vigoureux efforts il a dut avoir
besoin pour la comprimer au point qu’exigeaient les modèles qu’il avait choisis
; aussi ses efforts sont-ils faciles à apercevoir, surtout dans le
commencement, lorsque le style qu’il s’était fait ne lui était pas encore
devenu naturel par l’habitude ; mais l’habitude relâche les efforts, en
même temps qu’elle les rend moins pénibles. Gibbon, dans ses Mémoires et
dans l’ Avertissement qu’il a mis en tête des derniers volumes de son
ouvrage, se félicite de la facilité qu’il a acquise. Peut-être trouvera-t-on
que cette facilité, dans ces derniers volumes, est quelquefois achetée aux
dépens de la perfection. Devenu, par l’ accoutumance , moins sévère pour
des défauts qu’il avait combattus d’abord avec tant de soin, il n’est pas
toujours exempt de cette sorte de déclamation qui consiste à remplacer par la
commode ressource d’une épithète vague et sonore, l’énergie que reçoit la
pensée d’une expression précise et d’une tournure concise. Les tournures et les
expressions de ce genre, sont d’autant plus remarquables dans les premiers
volumes de Gibbon, qu’il a soin de les faire ressortir par des oppositions dont
on voit trop le dessein, mais dont on ne sent pas moins l’effet ; et l’on
a peut-être lieu quelquefois de regretter dans la suite un travail trop peu
caché, mais toujours heureux.
Durant le cours de ses premiers travaux, Gibbon, comme je
l’ai déjà dit, était entré au parlement. La nature de son esprit, qui ne
pouvait sans quelque peine donner à ses
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