Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
pensées la forme la plus convenable, le
rendait peu propre à parler en public ; et le sentiment de ce défaut, ainsi que
celui de la gaucherie de ses manières, lui donnait à cet égard une timidité
qu’il ne put jamais vaincre. Il assista en silence à huit sessions successives.
N’étant ainsi lié à aucune cause, ni par l’amour-propre ni par aucune opinion
énoncée publiquement, il put avec moins de peine accepter, en 1779, une place
dans le gouvernement (celle de lord commissaire du commerce et des
plantations ) que lui procura l’amitié du lord Loughborough, alors M.
Wedderburn. On a beaucoup reproché à Gibbon cette acceptation, et toute sa
conduite politique annonce en effet un caractère faible et des opinions peu
arrêtées : mais peut-être en devait-on être moins blessé de la part d’un
homme que son éducation durait rendu entièrement étranger aux idées de son
pays. Après cinq ans de séjour à Lausanne, il avait, comme il le dit lui-même, cessé
d’être un Anglais . À l’âge où se forment les habitudes, mes opinions ,
dit-il, mes habitudes, mes sentiments, avaient été jetés dans un moule
étranger ; il ne me restait de l’Angleterre qu’un souvenir faible,
éloigné, et presque effacé ; ma langue maternelle m’était devenue moins
familière . Il est de fait, qu’à l’époque où il quitta la Suisse, une lettre
en anglais lui coûtait quelque peine à écrire. On trouve encore dans ses Lettres
anglaises , écrites à la fin de sa vie de véritables gallicismes, que, dans
la crainte qu’ils ne soient pas entendus en anglais, il explique lui-même par
l’expression française à laquelle ils se rapportent [10] . Après son
premier retour en Angleterre, son père avait voulu le faire élire membre du
parlement : le jeune Gibbon, qui aimait mieux, avec raison, que les
dépenses qu’eût nécessitées cette élection fussent employées à des voyages
qu’il sentait devoir être plus utiles à son talent et à sa réputation, lui
écrivit à ce sujet une lettre qu’on nous a conservée, et dans laquelle, outre
les raisons, tirées de son peu de dispositions pour parler en public, il lui déclare
qu’il manque même des préjugés de nation et de parti , nécessaires pour
obtenir quelque éclat, et peut-être produire quelque bien dans la carrière
qu’on veut lui faire embrasser. Si après la mort de son père il se laissa
tenter par l’occasion qui s’offrit à lui d’entrer dans le parlement, il avoue
en plusieurs endroits qu’il y est entré sans patriotisme , et, comme il
le dit, sans ambition ; car, dans la suite, il n’a jamais porté ses
vues au-delà de la place commode et honnête de lord of trade .
Peut-être lui souhaiterait-on moins de facilité à avouer cette sorte de
modération qui, dans un homme de talent, borne les désirs aux aisances d’une
fortune acquise sans travail. Mais Gibbon exprime ce sentiment aussi
franchement qu’il l’avait éprouvé ; il ne connut que par l’expérience des
dégoûts attachés à la situation qu’il avait choisie. A la vérité, il parait les
avoir sentis vivement en juge par quelques expressions de ses lettres sur la
honte de la dépendance à laquelle il avait été soumis, et le regret de
s’être vu dans une situation indigne de son caractère . Il est vrai que
lorsqu’il écrivait ces mots il avait perdu sa place.
Elle lui fut ôtée en 1782, par une révolution du
ministère ; et ce qui doit faire penser qu’il se consola sincèrement d’un
revers qui lui rendait la liberté ; c’est que, renonçant à toute ambition,
et ne se laissant pas amuser aux espérances nouvelles que lui rendait une
nouvelle révolution, il se décida à quitter l’Angleterre, où la modicité de sa
fortune ne lui permettait plus de mener la vie à laquelle l’avait accoutumé
l’aisance que lui donnait sa place, pour aller vivre à Lausanne, théâtre de ses
premières peines et de ses premiers plaisirs, qu’il avait visité depuis avec
une joie et fine affection toujours nouvelles. Un ami de trente ans, M.
Deyverdun, lui offrit dans sa maison une habitation qui convenait à sa fortune,
en même temps qu’elle le mettait à même de suppléer à la fortune plus que
médiocre de cet ami : il y voyait avantage d’une société conforme à ses goûts
sédentaires, et le repos nécessaire à la continuation de ses travaux. En 1783,
il exécuta cette résolution dont il s’est toujours félicité depuis.
Il
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