Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
termina à Lausanne son grand ouvrage de la Décadence et
de la Chute de l’Empire romain. J’ai osé , dit- il, dans ses Mémoires, constater
le moment de la conception de cet ouvrage ; je marquerai ici le moment qui
en termina l’enfantement. Ce jour, ou plutôt cette nuit, arriva le 27 juin
1787 ; ce fut entre onze heures et minuit que j’écrivis la dernière ligne
de ma dernière page, dans un pavillon de mon jardin. Après avoir quitté la
plume, je fis plusieurs tours dans un berceau ou allée couverte d’acacias, d’où
la vue s’étend sur la campagne, le lac et les montagnes. L’air était doux, le
ciel serein ; le disque argenté de la lune se réfléchissait dans les eaux
du lac, et toute la nature était plongée dans le silence. Je ne dissimulerai
pas les premières émotions de ma joie en ce moment qui me rendait ma liberté,
et allait peut-être établir ma réputation ; mais les mouvements de mon
orgueil se calmèrent bientôt, et des sentiments moins tumultueux et plus
mélancoliques s’emparèrent de mon âme, lorsque je songeai que je venais de
prendre congé de l’ancien et agréable compagnon de ma vie ; et que, quel
que fût un jour l’âge où parviendrait mon histoire, les jours de l’historien ne
pourraient être désormais que bien courts et bien précaires . Cette idée ne
pouvait affecter bien longtemps un homme en qui le sentiment de la santé et le
calme de l’imagination entretenaient une sorte de certitude de la vie ; et qui,
dans ses derniers moments encore, calculait avec complaisance le nombre
d’années que, selon les probabilités, il lui restait à vivre. Occupé de jouir
du résultat de ses travaux, il passa en Angleterre cette même année, pour y
livrer à l’impression les derniers volumes de son Histoire. Le séjour qu’il y
fit contribua encore à lui faire chérir la Suisse. Sous George Ier et George
II, le goût des lettres et des talents s’était éteint à la cour. Le duc de
Cumberland, au lever duquel Gibbon se rendit un jour, l’accueillit par cette
apostrophe : Eh bien ! monsieur Gibbon, vous écrivaillez donc
toujours ! ( what Mr. Gibbon, still scribble, scribble ! )
Aussi fut-ce avec peu de regret qu’il quitta sa patrie au bout d’un an, pour
revenir à Lausanne, où il se plaisait, et où il était aimé. II devait l’être de
ceux qui, vivant avec lui, avaient pu jouir des avantages dé son caractère
facile, parce qu’il était heureux. Ne portant jamais ses désirs au-delà de la
raison, il n’était jamais mécontent des hommes ni des choses. Il se rend
souvent compte de sa situation avec une satisfaction qui tient à la modération
ide son caractère.
…… Je suis Français,
Tourangeau, gentilhomme ;
Je pouvais naître Turc,
Limousin, paysan,
dit l’Optimiste. Gibbon dit de même dans ses Mémoires : Ma place dans la vie pouvait être celle d’un esclave, d’un sauvage, on d’un
paysan ; et je ne puis songer sans plaisir à la bonté de la nature, qui a
placé ma naissance dans un pays libre et civilisé, dans un âge de science et de
philosophie, dans une famille d’un rang honorable, et suffisamment pourvue des
dons de la fortune . II se félicite ailleurs de la modicité de cette
fortune, qui l’a mis dans la situation la plus propice pour acquérir par son
travail une réputation honorable ; car , dit-il, la pauvreté et
les mépris auraient abattu mon courage, et les soins de l’abondance d’une
fortune supérieure à mes besoins auraient pu relâcher mon activité . Il se
félicite de sa santé qui, toujours bonne depuis qu’il avait échappé aux périls
de son enfance, ne lui avait jamais fait connaître l’ intempérance d’un excès
de santé ( the madness of a superfluous health ). Il jouit avec
effusion du bonheur que lui a donné son travail pendant vingt ans ; il
jouit avec simplicité des fruits qu’il en a retirés. Enfin, comme tout ajoute
au bonheur d’une situation qui plaît, après avoir supporté patiemment, sans
doute, celle de lord of trade , une fois arrivé à Lausanne, il ne peut
assez exprimer le bonheur qu’il éprouve d’être échappé à son esclavage.
Ses Mémoires et les Lettres , presque toutes
adressées au lord Sheffield, qui en sont la suite, intéressent par cette
expression d’un caractère disposé à la bienveillance, suite nécessaire de la
modération et à la facilité, et d’un sentiment, sinon très tendre, du moins
très affectueux envers ceux avec
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