Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
affection particulière,
vivait dans une dissension perpétuelle avec le sénat, les chevaliers et les
gardes prétoriennes [1002] .
Il ne fallait rien moins que l’union secrète, mais ferme, de ces ordres, il
fallait le concours de l’autorité du premier, des richesses du second et des
armes du troisième, pour rassembler des forces capables de se mesurer contre
les légions du Danube, composées de vétérans, qui, sous la conduite d’un
souverain belliqueux, avaient achevé la conquête de l’Orient et des provinces
occidentales.
Quel que fût le motif ou l’objet de cette rébellion que
l’histoire impute avec si peu de probabilité aux ouvriers de la monnaie,
Aurélien usa. de sa victoire avec une implacable rigueur [1003] . Naturellement
sévère, il avait conservé sous la pourpre le cœur d’un paysan et d’un soldat.
Il cédait difficilement aux douces émotions de la sensibilité ; la mort, les
tourments, et le spectacle de l’humanité souffrante, paraissaient ne lui faire
aucune impression. Élevé dès sa plus tendre jeunesse dans l’exercice des armes,
il mettait trop peu de prix à la vie d’un citoyen ; et, punissant par une
exécution militaire les moindres offenses, il transportait dans
l’administration civile la discipline rigide des camps. Son amour pour la
justice, devint souvent une passion aveugle et furieuse. Toutes les fois qu’il
croyait sa personne où l’État en danger, il dédaignait les formes ordinaires,
et n’observait aucune proportion entre le délit et la peine. La révolte dont
les Romains semblaient récompenser ses services, enflamma son esprit altier.
Les plus nobles familles de la république, accusées ou soupçonnées d’être
entrées dans ce complot, dont il est si difficile de démêler la cause,
éprouvèrent les effets de son ressentiment. Son ardente vengeance fit couler
des flots de sang : un neveu même de l’empereur fut sacrifié ; et si nous
pouvons emprunter les expressions d’un poète du temps, les bourreaux étaient
fatigués, les prisons remplies d’une foule de victimes, et le malheureux sénat
déplorait la mort ou l’absence de ses plus illustres membres [1004] . Cette
assemblée ne se trouvait pas moins offensée de l’orgueil de l’empereur que de
sa tyrannie. Trop peu éclairé ou trop fier pour se soumettre aux institutions
civiles, Aurélien prétendait ne tenir sa puissance que de l’épée ; il
gouvernait par droit de conquête une monarchie qu’il avait sauvée et subjuguée [1005] .
Ce prince, selon la remarque d’un empereur judicieux que
nous verrons bientôt régner avec éclat, avait des talents plus propres au
commandement d’une armée qu’au gouvernement d’un empire [1006] .
Aurélien, impatient de rentrer dans une carrière où la
nature et l’expérience qui donnaient une si grande supériorité, prit de nouveau
les armes quelques mois après son triomphe [octobre 274] . Il lui
importait d’exercer dans quelque guerre étrangère l’esprit inquiet des
légions ; et le monarque persan, fier de la honte de Valérien, bravait
toujours avec impunité la majesté de la république indignement outragée. Le
souverain de Rome, a la tête d’une armée moins formidable par le nombre que par
la valeur et par la discipline, s’était avancé jusqu’au détroit qui sépare
l’Europe de l’Asie. C’était là qu’il devait éprouver que le pouvoir le plus
absolu est un faible rempart contre les efforts du désespoir. Il avait menacé
de bannir un de ses secrétaires accusé d’exaction, et l’on savait que
l’empereur menaçait rarement en vain. Il ne restait au criminel d’autre
ressource que d’envelopper, dans son danger les principaux officiers de
l’armée, ou du moins de leur inspirer les mêmes alarmes. Habile à contrefaire
la main de son maître, il leur montra une liste nombreuse de personnes
destinées à la mort, parmi lesquelles leurs noms se trouvaient inscrits ; sans
soupçonner ou sans examiner la fraude, ils résolurent de prévenir l’arrêt fatal
en massacrant l’empereur. Ceux d’entre les conjurés qui, par leurs emplois,
avaient le droit d’approcher de sa personne, l’attaquèrent, subitement entre
Byzance et Héraclée ; après une courte résistance, il périt de la main de
Mucapor, général qu’il avait toujours aimé [janvier 275] . Aurélien
emporta au tombeau les regrets de l’armée et la haine du Sénat. Ses exploits,
ses talents, sa fortune, avaient
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