Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
excité une admiration universelle. A sa mort
l’État perdit un réformateur utile, dont la sévérité pouvait être justifiée par
la corruption générale [1007] .
Chapitre XII
Conduite de l’armée et du sénat après la mort d’Aurélien. Règnes de Tacite, de
Probus, de Carus et de ses fils.
TELLE était la triste condition des empereurs romains, que
ces princes, quelle que put être leur conduite, éprouvaient ordinairement la
même destinée. Une vie de plaisir ou de vertu, de douceur ou de sévérité,
d’indolence ou de gloire, les conduisait également à une mort prématurée.
Presque tous les règnes finissent par une catastrophe semblable : ce n’est
qu’une répétition fatigante de massacres et de trahisons. Le meurtre d’Aurélien
est cependant remarquable par les événements extraordinaires dont il fut suivi.
Les légions respectaient leur chef victorieux ; elles le pleurèrent et
vengèrent sa mort. L’artifice de son perfide secrétaire fut découvert et
puni ; les conspirateurs eux-mêmes, reconnaissant l’erreur qui les avait
armés contre un souverain innocent, assistèrent à ses funérailles avec un
repentir sincère ou bien étudié ; et ils souscrivirent à la résolution unanime
de l’ordre militaire, dont les sentiments sont exprimés dans la lettre suivante
: Les braves et fortunées armées au sénat et au peuple de Rome. Le crime
d’un seul et la méprise de plusieurs nous ont enlevé notre dernier empereur
Aurélien : vous dont les soins paternels dirigent l’État, vénérables pères
conscrits, veuillez mettre ce prince au rang des dieux, et désigner le
successeur, que vous jugerez le plus digne de la pourpre impériale ; aucun
de ceux dont le forfait ou le malheur a causé notre perte ne règnera, sur nous [1008] . Les sénateurs
romains n’avaient point été étonnés d’apprendre qu’un empereur encore venait
d’être assassiné dans son camp ; ils se réjouirent en secret de la chute
d’Aurélien. Mais lorsque la lettre modeste et respectueuse des légions eût été
lue par le conseil en pleine assemblée, elle répandit parmi eux, la surprise la
plus agréable. Ils prodiguèrent à la mémoire de leur dernier souverain tous les
honneurs que la crainte, peut-être l’estime, pouvait arracher. Dans, les
transports de leur reconnaissance, ils rendirent aux fidèles armées de la
république les actions de grâce que méritaient leur zèle et la haute idée
qu’elles avaient de l’autorité légale du sénat pour le choix d’un empereur.
Malgré cet hommage flatteur les plus prudents de l’assemblée n’osaient exposer
leur personne et leur dignité au caprice d’une multitude redoutable : à la
vérité, la force des légions était le gage de leur sincérité, puisque ceux qui
peuvent commander sont rarement réduits à la nécessité de dissimuler ;
mais pouvait-on espérer qu’un repentir subir corrigerait des habitudes de
révolte invétérées depuis quatre-vingts ans ? Si les soldats retombaient dans
leurs séditions accoutumées, il était à craindre que leur insolence n’avait la
majesté du sénat, et ne devînt fatale à l’objet de son choix. De pareils motifs
dictèrent le décret [3 février 275] qui renvoyait l’élection d’un nouvel
empereur au suffrage de l’ordre militaire.
La contestation qui suivit est un des événements les mieux
attestés, mais les plus incroyables de l’histoire du genre humain [1009] . Les troupes,
comme si elles eussent été rassasiées, de l’exercice du pouvoir, conjurèrent de
nouveau les sénateurs de donner à l’un d’entre eux la pourpre impériale. Le
sénat persista dans son refus, l’armée dans sa demande. La proposition fut au
moins trois fois offerte et rejetée de chaque côté. Tandis que la modestie
opiniâtre de chacun des deux partis est déterminée à recevoir un maître des
mains de l’autre, huit mois s’écoulent insensiblement [1010] : période
étonnante d’une anarchie tranquille, pendant laquelle l’univers romain resta
sans maître, sans usurpateur, sans révolte ; les généraux et les
magistrats nommés par Aurélien continuèrent à exercer leurs fonctions
ordinaires. Un proconsul d’Asie fut le seul personnage considérable déposé de
son emploi dans tout le cours de cet interrègne.
Un événement à peu prés semblable, mais bien moins
authentique, avait eu lieu, à ce qu’on prétend, après la mort de Romulus, qui,
par sa vie et son caractère,
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