Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
qu’au moment où cherchant à rassembler mes idées,
j’ai voulu mettre la main à la plume.
J’ai vu Gibbon à Londres, à Paris et dans sa jolie retraite
de Lausanne ; mais dans ces différentes relations, je n’ai traité qu’avec
l’homme de lettres et l’homme du monde. J’ai pu juger la nature de son esprit,
ses opinions littéraires, son ton et ses manières dans la société ; mais
je n’ai eu avec lui aucune relation particulière qui ait pu me mettre dans la
confidence de ces sentiments intimes, de ces traits de caractère qui
distinguent un homme, et qui, par leur rapprochement, souvent même par leur
contraste avec les détails de la conduite, peuvent rendre à la fois plus
piquant et plus vrai le portrait qu’on se propose d’en tracer.
En recueillant mes souvenirs, il me serait aisé, sans doute,
de relever dans la personne, le maintien, la manière de parler de Gibbon,
quelques singularités ou quelques négligences qui faisaient sourire une
malignité frivole, et consolaient la médiocrité des qualités brillantes et
solides que Gibbon déployait dans la conversation. À quoi peut être bon de
rappeler aujourd’hui qu’un grand écrivain avait une figure irrégulière, un nez
qui s’effaçait par la proéminence de ses joues, un corps volumineux porté sur
deux jambes très illicites, et qu’il prononçait avec affectation et d’un ton de
fausset la langue française, qu’il parlait d’ailleurs avec une correction peu
commune ? Ses défauts personnels sont ensevelis à jamais dans la
tombe ; mais il reste de lui un ouvrage immortel, qui seul mérite
aujourd’hui d’occuper tous les esprits raisonnables.
Il nous a d’ailleurs transmis dans ses propres Mémoires
sur sa vie et sur ses écrits , tous les détails qui peuvent intéresser
encore, et le recueil de ses Lettres , le Journal de ses lectures ,
ne nous laisseraient à ajouter que quelques anecdotes insignifiantes ou
douteuses.
C’est à celui qui connaît le mieux les écrits de Gibbon, qui
a étudié avec le plus d’attention son Histoire de la Décadence et de la
Chute de l’Empire romain, ses Mémoires, sa Correspondance , qu’il appartient
de le juger et de le peindre. Aussi ai-je toujours été intimement convaincu,
Monsieur, que vous étiez mieux que personne en état de remplir cette tâche.
Cependant, pour répondre au désir que vous aviez bien voulu me témoigner, je
commençais à m’en occuper, lorsqu’une attaque de goutte, étant venue se joindre
à une affection catarrhale dont j’étais déjà tourmenté, m’a mis dans un état de
souffrance dont je ne puis ni prévoir les suites, ni calculer le terme ;
et qui me rend en ce moment toute espèce de travail impossible.
Permettez-moi donc de remettre à vos soins cette Notice dont
je m’étais chargé : je vous envoie quelques matériaux, quelques notes
éparses, rassemblés pour cet objet. Je serai charmé que mes souvenirs, dont je
vous ai souvent fait part en conversation, s’allient ainsi avec vos
observations et vos idées.
Agréez, Monsieur, les assurances de tous les sentiments
d’estime profonde et de tendre attachement que je vous ai voués depuis
longtemps.
Signé SUARD.
Notice sur la vie et le caractère de Gibbon.
CE n’est pas seulement, pour satisfaire une curiosité
frivole qu’il est intéressant de recueillir tous les détails relatifs au
caractère des hommes connus par leurs actions publiques ou par leurs
ouvrages : ces détails doivent entrer dans le jugement que nous portons
sur leur conduite ou sur leurs écrits. Les hommes célèbres échappent rarement à
cette sorte de méfiance inquiète qui, cherchant partout leurs sentiments
secrets, nous fait attacher d’avance à tout ce que nous connaissons d’eux, une
idée particulière, fondée sur l’opinion que nous nous sommes formée de leurs
intentions. Il importe donc que ces intentions puissent être appréciées avec
justesse, et s’il est impossible de déraciner de l’esprit des hommes cette
disposition au préjugé qui semble inhérente à leur nature, on doit chercher du
moins l’appuyer sur des bases solides et raisonnables.
On ne saurait nier d’ailleurs que, dans certains genres
d’ouvrages, l’opinion qu’on a de l’auteur ne doive influer sur celle qu’on se
forme de ses écrits. L’historien, entre autres, est peut-être de tous les
écrivains celui qui doit le plus au public compte de sa personne ; il
s’est porté
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