Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
une
abondance surnaturelle ; la vigne croissait sans culture, et le peuple;
heureux et innocent, jouissait de tous ces biens sans être retenu par aucune de
ces lois jalouses qui distribuent si inégalement les propriétés [1411] . Depuis saint
Justin martyr [1412] et saint Irénée, qui avait conversé familièrement avec les disciples immédiats
des apôtres, jusqu’à Lactance précepteur du fils de Constantin [1413] , tous les pères
de l’Église ont eu soin d’annoncer ce millénaire : quoique cette idée pût
n’être pas universellement adoptée, elle paraît avoir été dominante parmi les
chrétiens orthodoxes, et elle semble si bien adaptée aux désirs et aux craintes
du genre humain, qu’elle a dû contribuer beaucoup au progrès de la religion
chrétienne. Mais lorsque l’édifice de l’Église a été presque entièrement
achevé, on mit de côté les instruments qui avaient servi à sa construction. La
doctrine du règne de Jésus-Christ sur la terre, traitée d’abord d’allégorie
profonde, parut par degrés incertaine, et inutile ; elle fut enfin
rejetée, comme l’invention absurde de l’hérésie et du fanatisme [1414] : une prophétie,
mystérieuse, qui forme encore une partie du canon sacré, mais que l’on croyait
favorable à l’opinion du moment, n’échappa qu’avec peine à la sentence de
l’Église [1415] .
Tandis qu’on promettait aux disciples de Jésus-Christ le
bonheur et la gloire d’un règne temporel, les calamités les plus terribles
étaient annoncées à un monde incrédule. L’édification de la nouvelle Jérusalem
devait être accompagnée de la destruction de la Babylone mystique ; et,
tant que les princes qui régnèrent avant Constantin, persistèrent dans la
profession de l’idolâtrie, le nom de Babylone fût appliqué à la ville et à
l’empire de Rome. Tous les maux que les causes physiques et morales peuvent
produire pour affliger une nation florissante, lui avaient été annoncés. Les
discordes intestines, l’invasion des plus féroces Barbares accourus des
extrémités du Nord, la peste et la famine, les comètes et les éclipses, les
tremblements de terre et les inondations, tout présageait une révolution
terrible [1416] .
Ces signes effrayants n’étaient que les avant-coureurs de la grande
catastrophe. L’instant fatal approchait où la patrie des Scipions et des Césars
devait être consumée par une flamme descendue du ciel ; où la ville aux
sept collines, ses palais, ses temples et ses arcs de triomphe, devaient être
bientôt ensevelis dans un lac immense de feu et de bitume ; et le monde,
qui avait déjà péri par l’eau, devait éprouver une destruction plus prompte par
le feu. Ce qui pouvait apporter quelque consolation à la vanité des Romains,
c’est que le terme de leur empire devait être en même temps la fin de
l’univers. Dans cette opinion d’un incendie général, la foi des chrétiens
coïncidait heureusement avec la tradition de l’Orient, la philosophie des
stoïciens, et les analogies naturelles. Le pays même où la religion plaçait
l’origine et la principale scène de l’embrasement avait été singulièrement
disposé par la nature pour ce grand événement. Il renfermait dans son sein de
profondes cavernes, des lits de souffre et de nombreux volcans que l’Etna, le
Vésuve et les îles de Lipari, représentent d’une manière très imparfaite. Aux
yeux même du sceptique le plus calme et le plus intrépide, l’opinion que le
système actuel de l’univers devait être détruit par le feu paraissait
extrêmement probable. Le chrétien, qui fondait bien moins sa croyance sur les
arguments trompeurs de la raison que sur l’autorité de la tradition et sur
l’interprétation de l’Écriture, attendait avec terreur et avec confiance cette
destruction totale, persuadé, qu’elle allait bientôt arriver ; et comme
cette idée remplissait, perpétuellement son esprit, tous les désastres qui
tombaient sur l’empire lui paraissaient autant de symptômes infaillibles de la
décadence d’un monde expirant [1417] .
La réprobation des païens les plus sages et les plus
vertueux, dont le crime était d’ignorer ou de ne pas croire la vérité divine,
semble blesser la raison et l’humanité de notre siècle [1418] . Mais la
primitive Église, dont la foi portait sur une base bien plus ferme, livrait
sans balancer aux supplices éternels la partie la plus considérable de l’espèce
humaine.
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