Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
n’existaient plus lors de la guerre furieuse
allumée par le mécontentement des Juifs, et qui ne fut terminée que par la
ruine de Jérusalem. Durant le long intervalle qui s’écoula entre la mort de
Jésus-Christ et cette rébellion mémorable, nous ne découvrons aucune trace de
l’intolérance des Romains, si ce n’est dans cette persécution subite,
momentanée, mais cruelle que souffrirent sous Néron les chrétiens de Rome,
trente cinq ans après le premier de ces grands événements, et deux ans
seulement avant le second. Le caractère de l’historien philosophe qui nous a
transmis la connaissance de ce fait singulier, suffirait seule pour le rendre
digne de toute notre attention.
Dans la dixième année du règne de Néron, le feu ravagea la
capitale de l’empire avec une fureur dont il n’y avait point encore eu
d’exemple [1588] .
Les monuments des arts de la Grèce et des exploits du peuple romain, les
trophées des guerres puniques et les dépouilles de la Gaule, les temples les
plus sacrés et les plus superbes palais, furent enveloppés dans une destruction
commune. Des quatorze quartiers que comprenait Rome, quatre seulement
demeurèrent entiers, trois furent détruits de fond en comble, et les sept
autres, après l’incendie, ne présentaient qu’un triste spectacle de ruines et
de désolation. La vigilance du gouvernement semble n’avoir négligé aucun des
moyens qui pouvaient apporter quelque consolation au milieu d’une calamité si
terrible. Les jardins du prince furent ouverts à la multitude des infortunés ;
des bâtiments construits à la hâte leur servirent d’asile, et l’on distribua en
grande abondance d’u blé et des vivres à un prix très modéré [1589] . Il paraît que
la politique la plus généreuse dicta des édits qui réglaient la disposition des
rues et la construction des maisons particulières ; et, comme il arrive
ordinairement dans un siècle de prospérité, l’embrasement de Rome produisit en
peu d’années une nouvelle ville, plus régulière et plus belles que la première.
Mais toute la prudence de Néron, et toute l’humanité qu’il affecta, ne purent
le mettre à l’abri du soupçon public : il n’était point de crime que l’on
ne pût imputer à l’assassin de sa femme et de sa mère ; et le prince qui
avait prostitué sa personne et sa dignité sur le théâtre paraissait capable de
la folie la plus extravagante. On accusait hautement l’empereur d’avoir mis le
feu à sa capitale ; et comme les histoires les plus incroyables sont celles qui
conviennent le mieux à un peuple en fureur, on avançait sérieusement et on
croyait avec certitude, que Néron, jouissant d’un désastre qu’il avait causé,
s’amusait dans ce moment cruel à chanter sur sa lyre la destruction de
l’ancienne Troie [1590] .
Pour détourner un soupçon que toute la puissance du despotisme n’aurait point
été en état d’étouffer, l’empereur prit le parti de substituer à sa place de
prétendus criminels.
Dans cette vue , dit Tacite, il fit périr, par les
plus aux cruels supplices, des hommes détestés à cause de leurs infamies,
nommés vulgairement chrétiens. Christ, de qui vient leur nom, avait été puni de
mort sous Tibère par l’intendant Ponce Pilate [1591] . Cette pernicieuse superstition,
réprimée pour un temps, reprenait vigueur [1592] non
seulement dans la Judée, source du mal, mais à Rome, où vient aboutir et se
multiplier tout ce que les passions inventent d’ailleurs d’infâme et de cruel.
On arrêta d’abord des gens qui s’avouaient coupables ; et, sur leur
déposition, une multitude de chrétiens, que l’on convainquit moins d’avoir
brûlé Rome que de haïr le genre humain [1593] .
On joignit les insultes aux supplices : les uns, enveloppés de peaux de bêtes
féroces, furent dévorés par des chiens ; d’autres attachés en croix ;
plusieurs brûlés vifs ; on allumait leurs corps sur le déclin du jour pour
servir de flambeaux. Néron prêta ses jardins à ce spectacle, auquel il ajouta
les jeux du cirque, mêlé parmi la populace en habit de côcher ou conduisant
lui-même un char. Ainsi, quoique les chrétiens fusent des scélérats dignes des
plus rigoureux châtiments, on ne pouvait s’empêcher de les plaindre, parce
qu’ils n’étaient pas immolés à l’utilité publique mais à la cruauté d’un seul [1594] . Ceux qui
contemplent d’un œil curieux les révolutions du genre humain, peuvent
Weitere Kostenlose Bücher