Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
soin de suppléer ces pensées et ces circonstances
intermédiaires que, dans son style concis, il juge à propos de supprimer. Il
nous est donc permis d’imaginer quelque cause probable qui ait produit
l’animosité de Néron contre les chrétiens que leur obscurité et leur innocence
semblaient devoir mettre à l’abri de son indignation et même soustraire à ses
regards [1601] .
Les Juifs qui, opprimés dans leur propre patrie, formaient un peuple nombreux
au milieu de la capitale, paraissaient bien plus exposés aux soupçons de
l’empereur, et de ses sujets. Une nation vaincue, déjà connus par son horreur
pour le joug romain, pouvait, sans beaucoup d’invraisemblance, être soupçonnée
d’avoir recours aux moyens les plus atroces, dans la vue de satisfaire sa
vengeance implacable. Mais les Juifs avaient de puissants défenseurs dans le
palais, et même dans le coeur du tyran. La belle Poppée, sa femme et sa
maîtresse, et un comédien de la race d’Abraham, qui avait gagné sa faveur,
avaient déjà intercédé pour des sujets persécutés [1602] . Il fallait
offrir à leur place d’autres victimes ; et l’on pouvait facilement
insinuer que l’incendie de Rome ne devait pas être attribué aux véritables
Israélites, mais qu’il s’était élevé parmi eux une secte nouvelle, et
dangereuse de galiléens, capables des crimes les plus horribles. Sous le nom de
galiléens, on confondait deux classes d’hommes bien différentes et entièrement
opposées l’une à l’autre dans leurs mœurs et dans leurs principes : les
disciples qui avaient embrassé la foi de Jésus de Nazareth [1603] , et les
enthousiastes qui. avaient suivi l’étendard de Judas le Gaulonite [1604] . Les premiers
étaient les amis, les autres les ennemis du genre humain ; et s’il se
trouvait entre eux quelque ressemblance, elle consistait dans la même constance
opiniâtre, qui les rendait insensibles aux supplices et à la mort, quand il
s’agissait de défendre leur cause. Les partisans de Judas, qui avaient soufflé
le feu de la rébellion parmi leurs compatriotes, furent bientôt ensevelis sous
les ruines de Jérusalem, tandis que les disciples de Jésus-Christ, après avoir
reçu le nom plus célèbre de chrétiens, se répandirent dans toutes les parties
de l’empire. Quoi de plus naturel que du temps d’Adrien, Tacite ait rapporté
exclusivement à ces mêmes chrétiens un crime et une punition qu’il aurait pu
attribuer avec bien plus de vérité et de justice à une secte dont la mémoire
odieuse avait été presque anéantie [1605] ?
4° Quelque opinion que l’on puisse se former de cette
conjecture (car nous ne donnons que comme une conjecture ce que nous venons
d’avancer), il est évident que la cause et les effets de la perfection de Néron [1606] ne s’étendirent
pas au delà de l’enceinte de Rome [1607] .
Les dogmes religieux des galiléens ou des chrétiens ne furent alors ni punis ni
même recherchés. Et comme l’idée de leurs souffrances se trouva liée pendant
longtemps à celle de la cruauté et de l’injustice, la modération porta les
princes suivants à épargner une secte opprimée par un tyran, qui avait coutume
de tourner sa fureur contre la vertu et contre l’innocence.
Il est assez remarquable que presque dans le même temps, le
temple de Jérusalem et le Capitole de Rome aient été en proie aux flammes
qu’avait allumées la guerre [1608] .
Par une circonstance non moins singulière, le tribut que la dévotion aurait
voulu consacrer au premier de ces édifices, fut employé par un ennemi
victorieux à la construction et à l’ornement du second [1609] . Les empereurs
établirent une capitation générale sur le peuple juif ; et quoique chaque
individu payât une très petite somme, l’usage que l’on faisait du produit de
cette taxe, et la sévérité avec laquelle elle était levée, parurent une
oppression intolérable [1610] .
Les officiers du fisc soumettant à leurs exactions, plusieurs personnes qui
n’étaient ni du sang ni de la religion des Juifs, les chrétiens qui avaient été
cachés à l’ombre de la synagogue, ne purent alors échapper à la sévérité de ces
vexations. Évitant avec soin tout ce qui portait le caractère de l’idolâtrie,
leur conscience ne leur permettait pas de contribuer à la gloire du démon, que
l’on adorait sous le nom de Jupiter Capitolin. Comme il existait encore, parmi
les chrétiens, un parti nombreux, quoique
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