Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain
en préférant ainsi ses sentiments particuliers
à la religion nationale commettait un crime personnel, qu’aggravaient l’union
et le nombre des coupables. On sait, et nous avons déjà dit que toute
association entre les sujets de l’empire alarmait la politique de Rome :
toujours défiante et soupçonneuse ; elle n’accordait qu’avec la plus grande
réserve des privilèges aux sociétés particulières ; même à celles qui avaient
été formées dans les visés les moins nuisibles et les plus avantageuses [1573] . Les assemblées
religieuses des chrétiens, qui s’étaient séparés du culte public, parurent
bien moins innocentes. Illégales dans leur principe, elles pouvaient avoir des
suites très dangereuses ; et les empereurs ne croyaient pas violer les
lois de la justice, lorsque, dans la vue d’entretenir la paix de l’État, ils
défendaient ces assemblées sécrètes et quelquefois nocturnes [1574] . La pieuse
désobéissance des chrétiens faisait paraître leur conduite et peut-être, leurs
desseins sous un jour beaucoup plus sérieux et bien plus criminel. Les
souverains de Rome, qu’une prompte soumission aurait pu désarmer, crurent leur
honneur intéressé à l’exécution de leurs ordres ; et ils essayèrent plus d’une
fois de subjuguer, par des châtiments rigoureux cet esprit indépendant qui
reconnaissait hautement une autorité supérieure à celle du magistrat. L’étendue
et la durée de cette conspiration spirituelle semblait la rendre de jour en jour
plus digne d’attirer les regards du prince. Nous avons déjà observé que le zèle
actif et triomphant des chrétiens les avait insensiblement répandus dans toutes
les provinces et dans presque toutes les villes de l’empire. Les nouveaux
convertis paraissaient renoncer à leur patrie, à leur famille, afin de s’unir
par des liens indissolubles à un corps particulier, qui prenait partout un
caractère diffèrent de celui du genre humain. Leur aspect sombre et austère,
leur horreur pour les affaires et pour les plaisirs de la vie, leurs
prédictions fréquentes des calamités qui menaçaient l’univers [1575] , causaient la
plus vive inquiétude ; les païens craignaient qu’il ne s’élevât quelque danger
au sein de cette secte, d’autant plus redoutée qu’elle était plus obscure. Quelle
que puisse être leur conduite , dit Pline en parlant des chrétiens, leur
opiniâtreté inflexible paraît mériter d’être punie [1576] .
Les précautions avec lesquelles les disciples de
Jésus-Christ remplissaient les devoirs de la religion, avaient d’abord été
dictées par la nécessité et par la crainte ; ce fut ensuite par choix
qu’ils les employèrent. En imitant le secret auguste qui régnait dans les
mystères d’Éleusis, les fidèles se flattèrent de rendre leurs institutions
sacrées plus respectables aux yeux du monde païen [1577] . Mais
l’évènement, comme il est souvent arrivé dans les opérations d’une politique
subtile, trompa leurs vœux et leur attente. On conclut qu’ils cachaient
seulement ce qu’ils auraient rougi de montrer. Leur fausse prudence donna lieu
à des contes horribles, inventés par la malignité, et que la crédulité
soupçonneuse s’empressa d’adopter. On peignait les chrétiens comme les plus
scélérats de tous les hommes, qui pratiquaient dans leurs sombres retraites
toutes les abominations que peut enfanter un esprit corrompu, et qui, pour
obtenir la faveur de leur Dieu inconnu, sacrifiaient toutes les vertus morales.
Plusieurs même prétendaient avouer ou rapporter les cérémonies de cette secte
abhorrée. Un enfant nouveau-né, entièrement couvert de farine, est présenté ,
disaient-ils, comme un symbole mystique d’initiation, au couteau du
prosélyte, qui, sans connaître la malheureuse victime de son erreur, lui porte
un grand nombre de blessures secrètes et martelées. Aussitôt que le crime est
consommé, les sectaires boivent le sang, et dans leurs transports furieux ils
déchirent les membres palpitants. Tous également coupables du même forfait, ils
s’engagent mutuellement à un secret éternel. A ce sacrifice inhumain ,
ajoutait-on avec la même assurance, succède un festin digne de cette
horrible scène, et dans lequel l’intempérance excite la débauche la plus
révoltante. Au moment désigné, les lumières sont tout à coup éteintes ; la
honte est bannie, la nature est oubliée et selon les effets du hasard, les ténèbres
de la
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